PAS CE GENRE DE PERSONNE A EUROPE 1...
Au
printemps 2004, suite à la publication de notre
Céline en verve, nous avons fortuitement rencontré M.
Pierre LAFORÊT (né en 1925) au siège des éditions Horay,
en présence de Sophie Horay sa directrice. Montmartrois
de naissance, il avait rencontré Céline dans les années
1940 et nous a relaté brièvement sa
rencontre avec l'auteur du Voyage au bout de la nuit.
Dans les années 1950, Pierre LAFORÊT fera partie des fondateurs d'Europe
1 et finira sa carrière comme journaliste au Figaro.
"
Je suis un enfant de Montmartre. A la fin des années
1930, j'étais adolescent et je traînais souvent place du
Tertre le dimanche matin. Il m'arrivait souvent de
prendre un café ou une limonade
dans un café du coin et je rencontrais parfois Céline,
son ami Gen Paul et d'autres personnes que je
connaissais pas. Céline, je l'avais croisé en 1937, il
distribuait aux enfants de la Butte des bonbons à
papillons sur lesquels était écrit " Vive les juifs ".
Dans le bistrot montmartrois [probablement chez Pomme],
je me rappelle que Céline, Gen Paul et leurs amis
plaisantaient souvent avec le propriétaire de
l'établissement, qui ne dessoûlait jamais... A Céline et
ses amis, il racontait qu'il était menacé par des
éléphants roses... Et Céline avait fait jurer à ses amis
de protéger par tous les moyens le bistrotier contre ces
féroces animaux.
Pendant ces années, j'ai dû discuter une fois ou deux
avec Céline, c'est tout. Passe la guerre et je deviens
journaliste à Europe 1 dans les années 1950. En 1957, à
la suite de l'interview de Céline à L'Express, je
propose d'aller enregistrer ses propos pour le compte de
la station de radio. C'est accepté. Je me rends à
Meudon, je parviens à convaincre Céline, il me laisse
entrer et l'on évoque la Butte et l'ancien temps. Cela
l'avait mis en confiance d'avoir ravivé les souvenirs de
Montmartre. Cela l'avait mis de bonne humeur. Je branche
l'enregistreur et je laisse parler Céline. Je n'ai pas
grand souvenir de ses propos car c'était un interminable
monologue. Je me souviens seulement qu'il avait parlé de
l'importance de la jeunesse.
Je rentre à la station de radio et c'est Maurice Siegel qui écoute les
bandes. Il me convoque peu après et, un peu gêné, il
m'annonce qu'il a ordonné de détruire les bandes en se
justifiant ainsi : " On ne peut pas passer ce genre de
personne dans notre station. " Comme vous le savez,
Maurice Siegel était Israélite. Je peux comprendre sa
réaction mais, avec le recul, je me dis que c'est bien
dommage et que cela aurait donné un document
extraordinaire. "
Pierre Laforêt.
(Un témoignage inédit, David Alliot, Céline, Idées reçues sur un
auteur sulfureux, Le Cavalier Bleu, 2011).
***
ENTRETIEN avec Marc LAUDELOUT
Depuis plus de trente ans, inlassablement,
Marc LAUDELOUT
recherche, compile, analyse, commente la vie
et l'œuvre de Céline au
point d'en être devenu le spécialiste incontournable. Il
a créé à Bruxelles le
Bulletin célinien, mensuel
qui reprend toute l'actualité liée à l'écrivain. Il
édite également des documents écrits et sonores, rares
pour la plupart.
-
Pourriez-vous nous parler de la genèse du
Bulletin
célinien ? Quel bilan tirez-vous de trente ans de
publication mensuelle ?
Le Bulletin célinien a été créé en 1981 à
la suite de la disparition de La Revue célinienne
(trois numéros parus de 1979 à 1981) ou plutôt de sa
transformation en maison d'édition éphémère. Comme la
revue rendait compte de l'actualité célinienne, les
lecteurs ont regretté d'en être privés, d'où la création
d'un Bulletin dont la vocation initiale était
d'informer des publications, colloques, conférences,
échos de presse, etc. D'abord trimestriel, Le
Bulletin célinien (BC) devient mensuel dès 1983 et
augmenta peu à peu son nombre de pages. Son seul titre
de gloire est d'être l'unique mensuel consacré à un
écrivain. Au fur et à mesure, le BC ne s'est pas limité
à la recension de l'actualité célinienne, mais a
également publié des témoignages inédits et des études
sur l'œuvre. Ces témoignages
sont repris dans le volume D'un Céline l'autre
qui paraît ce mois-ci, sous la direction de David Alliot,
dans la collection " Bouquins " des éditions Robert
Laffont.
En marge de la parution du périodique, le Bulletin
a édité des livres sur Céline (signés Alain de
Benoist, André Parinaud, Henri Poulain, Frank-Rutger
Hausmann, etc.). En cette année du cinquantenaire, nous
allons éditer une grande bibliographie sur Céline
répertoriant tout ce qui s'est écrit sur l'écrivain en
Europe et ailleurs : non seulement les livres, mais
aussi les travaux universitaires non publiés. Une partie
sera également consacrée aux émissions radiophoniques et
télévisées, ainsi qu'à Internet.
-
Seriez-vous d'accord pour dire, à la suite de beaucoup
d'autres, que Céline fut un salaud doublé d'un écrivain
de génie ? Comment envisagez-vous la part pamphlétaire
de sa production ? Pensez-vous qu'il faudrait autoriser
la réédition de ses textes maudits ?
Pour répondre à la première question, il serai
facile de citer Claude Simon (prix Nobel de littérature
1985) : " On m'a dit de Céline que c'était un salaud.
J'ai répondu : " Un salaud ? En art, ça ne veut rien
dire, salaud. " Ou Philippe Sollers : " Je ne comprends
rien au raisonnement selon lequel Céline serait à la
fois un salaud et un génie. On ne peut
pas être simultanément petit et grand, rond et carré,
long et large. Une vraie ordure ne peut pas être un
immense écrivain. "
Mais je ne vais pas me dérober à vos questions. Je pense que les génies
sont rarement des personnalités convenables. Il est
clair que Céline souhaitait la victoire des puissances
de l'Axe. Son pacifisme, né de la guerre de 1914-1918,
allié à un rejet résolu de la démocratie parlementaire,
l'a fait choisir son camp. Il ne fut pas le seul grand
écrivain à faire ce choix. Son antisémitisme, qui n'est
qu'une manifestation d'un racisme profond, a de
multiples sources qui plongent à la fois dans le XIXe
siècle et le début du siècle qui l'a suivi.
Mais il faut insister sur le fait que c'est le refus d'une nouvelle
guerre européenne, considérée par lui comme fratricide,
qui a déclenché l'écriture des pamphlets. Pour Céline,
la guerre qui est en germe à la fin des années trente ne
sera qu'une guerre juive, faite pour le seul profit des
juifs et des staliniens. Je pense qu'il faut faire la
distinction entre ses écrits de combat des années trente
et ceux parus sous l'Occupation. Pour sa mémoire, il eût
certes mieux valu qu'il s'abstînt d'envoyer des lettres
à certains journaux. Comme le rappelait Pol Vandromme, "
il faut se rappeler ce qu'était Au Pilori,
officine de délation où des stipendiés en proie au
délire se flattaient de leurs mouchardages. Que le plus
grand écrivain du siècle participe à la carmagnole en
compagnie d'individus tarés et de propagandistes tarifés
a de quoi scandaliser l'esprit le plus indulgent à
l'inconscience des littérateurs. "
Céline n'était pourtant pas dupe et, comme il l'a dit
lui-même à l'époque, considérait ces journaux comme des
" colonnes Morris " sur lesquelles il apposait ses
opinions du moment. Cela ne signifie pas pour autant
qu'il avait la connaissance de ce qui survenait aux
juifs qui étaient déportés. Comme la grande majorité de
ses compatriotes, il était alors dans l'ignorance de ce
qui constituait un secret d'Etat. J'ajoute que, si l'on
peut reprocher à Céline d'avoir manqué de compassion
durant cette période, je ne crois pas qu'il se soit
rendu coupable d'acte de dénonciation ad hominem.
Même s'il est vrai qu'il accrochait parfois des
personnalités du monde de la finance ou de la politique
connues ou hors d'atteinte.
On cite parfois le cas de Robert Desnos qui travaillait, comme on le
sait, au journal collaborationniste Aujourd'hui
mais la polémique entre les deux écrivains date de mars
1941 et Desnos est arrêté, pour ses activités de
résistant, en février 1944. Céline n'y est strictement
pour rien.
Autre remarque, formelle celle-là : tout serait beaucoup plus simple si
ses pamphlets étaient l'équivalent du Péril juif
de Marcel Jouhandeau, c'est-à-dire une
œuvre littérairement
médiocre. Il se trouve qu'on peut lire dans
Bagatelles pour un massacre et dans Les Beaux
Draps des pages d'un comique et d'un lyrisme
extraordinaires. Charles Plisnier, écrivain chrétien et
trotskyste, définissait Bagatelles comme un livre
" génial et malfaisant ". En d'autres termes, Céline ne
perd pas son talent lorsqu'il devient polémiste, au
contraire. Il faut dire enfin que ces pamphlets, que
d'aucuns appellent " satires ", contiennent aussi des
vues prophétiques sur les dangers de la pollution, la
standardisation du livre, l'abêtissement des foules ou
l'échec du matérialisme. C'est pour cela, entre autres
raisons, que je suis favorable à la réédition de ce
corpus. D'autant que l'on se trouve actuellement
confronté à une situation paradoxale : une foule
d'études analysant cette part de l'œuvre
est disponible alors que celle-ci ne l'est pas (ou
difficilement).
-
Selon vous, Céline a-t-il collaboré avec les Allemands ?
Comme je l'ai indiqué, Céline souhaitait la victoire des forces de l'Axe,
car elle constituait, selon lui, un rempart contre la
submersion russe ou asiate. Sur la question raciale, il
y avait, en outre, une communauté de vues avec le
national-socialisme allemand, et ce dès la fin des
années trente. Pour autant, cela ne fait pas de lui un "
collaborateur " au sens strict.
Je n'ignore pas que Dominique Venner, en couverture de son " Histoire
de la Collaboration ", reproduit quatre portraits
censés être emblématiques : Pétain, Laval, Déat et ...
Céline. Par ailleurs, François Gibault, biographe de
Céline et président de la Société des études
céliniennes, écrit ceci : " Céline savait qu'il n'avait
en rien collaboré, et pas plus que Cocteau, Montherlant
et Morand qui, après que beaucoup d'eau eut coulé sous
les ponts, finirent par entrer à l'Académie ".
Tout dépend naturellement de ce qu'on appelle " collaborateur ". Il
l'a certainement moins été que Paul Morand qui accepta
de rédiger une brochure à la gloire de Laval qu'il
admirait sincèrement et qu'il servit loyalement en tant
qu'ambassadeur de Vichy en Roumanie.
Que dit Céline lui-même ? Dans Les Beaux Draps,
publié en février 1941, il écrit qu'il n'a pas attendu
que " la Commandatur pavoise au Crillon [...] pour
devenir pro-allemand ". Et, l'année suivante, préfaçant
une nouvelle édition de L'Ecole des cadavres, il
affirme que ce livre " était le seul texte à l'époque
à la fois et en même temps : antisémite, raciste,
collaborateur (avant le mot) jusqu'à l'alliance
militaire immédiate, antianglais, antimaçon et
présageant la catastrophe absolue en cas de conflit ".
En octobre 1941, il demande à Fernand de Brinon, ambassadeur de Vichy
auprès des autorités d'occupation, d'intercéder afin
d'empêcher la saisie (par les Allemands) d'un coffre aux
Pays-Bas où il avait converti une partie de ses droits
d'auteur en pièces d'or. Il conclut sa lettre, sur le
mode ironique, en formulant l'espoir qu'on ne va pas le
" punir " d'avoir été " partisan ". Même si ce n'est pas
désintéressé, on voit que Céline lui-même rappelle avoir
choisi son camp. Cela étant, si l'on observe son
activité pendant l'Occupation, on ne peut pas dire qu'il
collabora de manière active avec les Allemands. Certes
il entretint des relations de sympathie avec certains
d'entre eux, comme Karl Epting qui l'admirait comme
écrivain. Mais il ne fut membre d'aucun parti
collaborationniste même s'il semble avoir eu un temps
quelque sympathie pour celui de Jacques Doriot. Et il ne
participa à aucune manifestation officielle.
On lui reproche parfois le voyage qu'il fit à Berlin en
mars 1942 avec des confrères médecins, mais on sait que
ce voyage avait pour but de confier à une amie danoise
la combinaison de son coffre bancaire à Copenhague. Le
fait qu'il rejoigne en octobre 1944 la colonie française
à Sigmaringen ne fait pas davantage de lui un
collaborateur. Il n'avait alors qu'un objectif : gagner
le Danemark où il avait placé ses économies.
Durant ces quatre années d'Occupation, Céline est essentiellement médecin
à Bezons. S'il est tenté au début de participer à une
activité d'ordre politique (il est alors partisan d'un
parti unique), il se dégage bien vite de tout cela et
devient, sinon un observateur passif, du moins un
électron libre dans le petit monde de la Collaboration
parisienne. Dans un livre consacré à la Collaboration,
l'historien Pascal Ory qualifie Céline de "
collaborateur hypocondriaque ". Il est vrai qu'il n'est
jamais content et même férocement critique à l'égard de
Vichy (il n'a que mépris pour cette " Révolution
nationale "), mais aussi des Allemands auxquels il
reproche, de n'être que pangermaniques et plus tard de
ne pas être victorieux sur le plan militaire.
Il est aussi sévère pour les collaborateurs eux-mêmes, notamment les
journalistes qu'il ne cesse de houspiller dans des
lettres destinées à la publication. Durant toute sa vie,
Céline apparaît, y compris durant ces années-là, comme
un marginal individualiste, jaloux de sa liberté de
penser, se refusant à obéir à toute injonction et
soucieux de ne dépendre de personne. Aussi après la
guerre, fera-t-il bien la distinction entre lui et les
journalistes qui, eux, étaient salariés pour ce qu'ils
écrivaient et devaient tenir compte de la censure ou des
instructions qu'on leur donnait.
Ajoutons que, durant l'Occupation, il n'ignorait rien
des activités de résistant de Robert Chamfleury (qui
habitait le même immeuble que lui !) qu'il se garda bien
de dénoncer comme il aurait pu le faire. J'ajoute
qu'aujourd'hui ce que l'on reproche à Céline, ce ne sont
pas tant des faits de collaboration (la justice
elle-même a considéré que le dossier n'était guère
consistant) que de ne pas avoir mis une sourdine à son
antisémitisme alors que les Allemands vainqueurs
déployaient une politique anti-juive, en France comme
ailleurs.
-
Certains essayistes voient dans tout lecteur de Céline
un personnage " suspect " de partager ses passions et
ses convictions. Faut-il donc être antisémite, voire
globalement raciste, pour apprécier Céline ?
Ce regard soupçonneux sur les lecteurs de Céline
est bien dans l'air du temps. Il prête à sourire, car la
plupart des exégètes actuels de l'écrivain sont
notoirement de gauche : de Philippe Sollers à Yves Pagès
en passant par Emile Brami, Henri Godard,
Marie-Christine Bellosta ou Frédéric Vitoux. Mais il est
vrai que, pour certains lecteurs, y compris ceux de
gauche, le plaisir de lire Céline va sans doute de pair
avec celui de la transgression. Jusque dans les romans
de la fin, Céline demeure un écrivain éminemment
incorrect sur le plan de la politique et de la morale.
Il est à relever que cette suspicion envers les lecteurs de Céline est
aujourd'hui répandue dans tous les milieux : ainsi, dans
un récent article, Luc Ferry, philosophe et ancien
ministre, estime " douteuse " l'admiration que
l'écrivain suscite.
-
Vous qui avez eu la primeur de nombreuses révélations à
propos de Céline (par exemple son apparition dans une
brève séquence du film Tovaritch de Jacques Deval en
1935), pouvez-vous nous dire s'il y a encore des choses
à découvrir sur un auteur dont on a déjà tant dit ?
Sur le plan biographique, il y a encore beaucoup de
choses à apprendre. Ainsi, en 2010, nous avons, en
effet, révélé la figuration de Céline que vous citez
(unique apparition filmée de l'écrivain avant-guerre)
et, à la suite d'un journaliste canadien, sa
participation, en mai 1938, à une réunion du Parti
national social chrétien d'Adrien Arcand, à Montréal.
Une nouvelle génération de chercheurs (Jean-Pierre
Latterner, Laurent Simon et Gaël Richard) a entamé un
remarquable travail de défrichage des
archives en France
et à l'étranger.
Cela a notamment permis d'éclairer le destin tragique de Suzanne Nebout
que Céline épousa à Londres en 1916. Quant à l'analyse
de l'œuvre et de sa
réception critique, le domaine est tellement riche et
vaste qu'il y a assurément encore beaucoup de choses à
découvrir ou à mettre en valeur.
-
En quoi l'écriture de Céline est-elle selon vous
révolutionnaire et unique en son genre ?
A l'instar de Proust, auquel on l'a souvent comparé, il
maîtrise une écriture en rupture avec les écrivains qui
l'ont précédé. Elle est à la fois radicalement neuve et
inimitable. Céline a véritablement créé une poétique à
la mesure de son imaginaire. Il l'a définie lui-même :
l'introduction de l'émotion du langage parlé dans la
langue écrite. " C'est rare un style. Un écrivain il y
en a un, deux, trois par génération ", dit-il à la fin
de sa vie à Louis Pauwels.
Nul doute que Céline fait partie de ces écrivains. Encore faut-il ajouter
que cette écriture véhicule des appréciations et des
émotions qui n'avaient pas été exprimées de la sorte
avant lui.
-
L'œuvre de Céline a-t-elle
un avenir ? Ne risque-t-elle pas de devenir illisible
d'ici quelques décennies, non seulement à cause de la
difficulté de son style, mais aussi de ses thèmes,
inaccessibles aux jeunes générations ? Pensez-vous qu'un
jour il faudra faire subir à Céline des translations en
français moderne, comme on en fait actuellement pour
Rabelais ou Montaigne ?
Coïncidence : il se trouve qu'en 1979, dans le premier
numéro de feue La Revue célinienne, j'ai posé la
même question à Pol Vandromme déjà cité. Telle était sa
réponse : " Les allusions à l'actualité de l'époque ne
rendent pas une grande œuvre
illisible. Sinon, il y a déjà longtemps que l'on aurait
délaissé, par exemple, la correspondance de Voltaire ou
Les Châtiments de Victor Hugo. Une grande
œuvre romanesque existe par
elle-même, indépendamment de l'anecdote qui l'a
inspirée. Vous pouvez lire Saint-Simon ou le Léon Daudet
des mémoires sans être un familier de la cour de Louis
XIV ou des parlements de la Troisième République. De
même pour Céline : il importe peu de savoir qui était à
Sigmaringen ; seuls comptent les portraits au fusain,
l'intensité du regard du portraitiste, l'atmosphère
d'apocalypse, le chaudron des sorcières. "
Cela me semble très pertinent. Sur l'autre plan, qui est celui de la
langue, il pourrait, en effet, y avoir un problème de
compréhension, une part du lexique utilisé par Céline
n'étant plus connue par nos contemporains. Mais
contrairement à ce que l'on croit généralement,
Céline utilise relativement peu de termes argotiques
désuets.
-
Comment vous apparaît la grande famille des céliniens ?
Où vous situeriez-vous dans cette nébuleuse ?
Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, il y a autant
de céliniens que de variétés de plantes d'appartement.
Pour ma part, je considère que l'œuvre
de Céline forme un tout et qu'il est vain de vouloir la
fractionner. Afin d'illustrer ceci, je dirais que le "
manifeste littéraire " déployé dans les Entretiens
avec le Professeur Y (1955) se trouve déjà dans
Bagatelles pour un massacre (1937). Et sur le plan
idéologique, on trouve aussi des propos controversés
dans Féerie pour une autre fois ou D'un
château l'autre. Quant à la famille des céliniens,
je la diviserais en cinq catégories : les pionniers
(Nicole Debrie, Marc Hanrez, Pol Vandromme) qui ont
chacun publié une monographie sur Céline au début des
années 1960, les grands témoins (Henri Mahé, Milton
Hindus, Pierre Monnier...), les universitaires qui ont
renouvelé les études céliniennes à partir de la fin des
années 1970 (Jean-Pierre Dauphin, Henri Godard, François
Gibault, Eric Mazet, Denise Aebersold, Philippe Alméras),
les vulgarisateurs au sens noble du terme (Frédéric
Vitoux, Claude Duneton, David Alliot) et enfin une
nouvelle génération de chercheurs qui a apporté des
éléments nouveaux à une connaissance plus fine de Céline
(le plus fécond étant Gaël Richard).
Il faudrait aussi mentionner des auteurs qui ne sont pas vraiment
des céliniens, mais qui ont écrit un grand livre sur
Céline. Je songe à Philippe Muray, Paul del Perugia ou
Paul Yonnet. A cette liste non exhaustive, il faut
ajouter deux grands éditeurs céliniens : Dominique de
Roux (éditeur, en 1963 et 1965, de deux Cahiers de
l'Herne consacrés à Céline) et, plus encore,
Jean-Paul Louis, éditeur de la revue L'Année Céline
et de plusieurs ouvrages de référence sur l'écrivain
ainsi que de nombreuses correspondances. Sans fausse
modestie, je me considère, quant à moi, comme un simple
publiciste célinien auquel on peut nonobstant
reconnaître une certaine constance.
-
Quel regard portez-vous sur la polémique qui a eu lieu
au début de cette année, à propos de l'éviction de
Céline, par le ministre Mitterrand, du programme des
commémorations planifiées pour 2011 ?
Le moins que l'on puisse dire est que la volte face du
ministre est affligeante. Rappelons que, dans un premier
temps, il avait avalisé le choix du Haut-Comité et signé
la préface du recueil des " Célébrations 2011 ". Recueil
tiré à 10 000 exemplaires qu'il a fallu dès lors
pilonner et réimprimer aux frais du contribuable
français. Comme l'a dit Eric Naulleau, peu suspect de
pensées coupables, ce qui est proprement scandaleux
c'est qu'un lobby communautaire dicte le comportement de
l'Etat français via le ministre de la Culture. Par
ailleurs, il faut relever le fait que Serge Klarsfeld, à
l'origine de cette reculade, s'est révélé un
extraordinaire agent publicitaire.
Jamais, depuis la mort de Céline, on n'a autant parlé de lui dans la
presse écrite et audiovisuelle. Et ce n'est pas fini !
Sans doute le terme " célébrations " était-il mal
choisi. Il eût mieux valu adopter celui de "
commémorations ". Quoique, même dans ce cas-là,
Klarsfeld se serait insurgé. Rappelons qu'il s'est
élevé, en 2009, contre la publication de lettres
antisémites dans le volume Lettres de La Pléiade.
Mais si cette anthologie de la correspondance célinienne
avait été expurgée de ces documents, il aurait sans
doute dénoncé une présentation tronquée du Céline
épistolier !
-
L'incontournable question de l'île déserte : s'il n'y
avait qu'un seul livre de Céline à emporter, lequel
choisiriez-vous et pourquoi ?
Pour moi, son chef-d'œuvre
absolu, c'est Mort à crédit. Dans ce roman il est
au sommet de son art. Lire aujourd'hui les articles
parus à l'époque constitue un véritable crève-cœur.
Alors qu'il aurait été moins éprouvant, pour Céline, de
faire un " second " Voyage au bout de la nuit
après le retentissant succès (public et critique) que ce
premier roman remporta en 1932, il consacra trois années
à rédiger ce livre qui renouvelle entièrement sa
manière.
C'est une épopée tragi-comique sur l'enfance et les débuts du vingtième
siècle écrite dans un style où la musicalité et le
rythme s'accordent à merveille avec un lyrisme
proprement poétique. Encore aujourd'hui, ce livre est
méconnu par un grand nombre d'amateurs de littérature.
(Joseph Vebret, Céline l'Infréquentable, entretien inédit réalisé en
mars 2011, avec la complicité de Frédéric Saenen, Jean
Picollec, mai 2011, p. 103).
***
L'ENTRETIEN EXPLOSIF DE L'EXPRESS.
Madeleine CHAPSAL raconte, à l'occasion du N° hors série du magazine
LIRE consacré à Céline, en 2008 les conditions du
fameux entretien à Meudon pour le compte de
L'Express.
-
Qui a eu l'idée de cet entretien ?
- C'est Roger Nimier. J'avais eu une liaison
avec lui, à l'époque où il n'était pas marié. Après la
guerre, il a tenté - à la fois parce qu'il était
provoquant et qu'il aimait beaucoup les grands écrivains
- de " remettre dans le circuit " certaines personnes
qui avaient eu des problèmes à la Libération, parmi
lesquelles Jacques Chardonne, Paul Morand, un peu, et
Céline, beaucoup. C'est Nimier qui m'a mise en contact
avec Céline, l'a prévenu et m'a donné son téléphone. Il
a accepté tout de suite. Un entretien dans L'Express,
aubaine !
- Cela a-t-il suscité des hésitations, des tensions au sein de la
rédaction ?
- Hurlement général !
C'était tout de même un journal de gauche, avec pas mal
- allons-y gaiement ! - de Juifs. Alors l'idée de donner
beaucoup de place à Céline les avait beaucoup remués.
Surtout Philippe Grumbach, qui était rédacteur en chef,
et avait essayé de faire un peu barrage. Françoise
Giroud, alors directrice de la rédaction, était
quelqu'un de beaucoup plus ouvert. Elle avait un sens
journalistique tout à fait extraordinaire. Du coup, j'y
suis allée quand même, accompagnée d'une sténo, qui a
tapé tout l'entretien " en direct ", et d'un
photographe. Philippe Grumbach a tenu à venir lui aussi.
Mais il n'a pas ouvert la bouche.
Il voulait juste voir " la tête de l'ennemi des Juifs
"...
- Où l'entretien s'est-il déroulé ?
- Chez Céline à Meudon. Il avait le sens de la mise en scène. Il nous a
reçus dehors, devant sa maison. Il y avait un chat, un
balai et des cactus. Cela faisait un peu terrain vague.
Je n'ai pas aperçu sa femme. J'ai eu le sentiment qu'il
vivait un peu comme il en avait envie, librement. Il
était habillé comme quelqu'un qui balaye devant chez lui
ou fait du jardinage. Il était évident qu'il était d'une
intelligence remarquable,
supérieure.
En fait, je n'ai pas eu grand-chose à dire. A la première question, il est
parti dans un monologue éblouissant. Je n'ai pas eu à
l'interrompre une seule fois et j'ai donc ajouté les
questions après. A cette époque, il avait cessé
d'attaquer les Juifs. Sa nouvelle bête noire, c'était
les Chinois. On était là pour qu'il aille le plus loin
possible. Il nous a mis au défi à plusieurs reprises : "
Cela vous n'oserez pas le publier ! " On n'a pas coupé,
bien entendu.
- Avez-vous ri pendant cette entrevue ?
- Il avait un humour ravageur, c'est vrai. Mais j'étais très attentive. Je
voyais déjà les intertitres. Je me disais : ça, c'est un
morceau ! Mais je ne me rendais pas compte qu'on m'en
reparlerait cinquante ans plus tard.
- Vous disiez être allée chez Louis-Ferdinand Céline sans certitudes. A
votre retour, y a t-il eu débat sur la publication de
cet entretien ?
- Je suis rentrée très fière de moi à L'Express, mais là, en raison
des propos provocants de Céline, une discussion de
conférence générale a commencé. Il a été décidé de
rendre compte de nos réticences dans une courte
introduction. Mais il n'y a pas eu de censure et nous
avons bien fait de publier cet entretien, car il
n'existait que peu de choses sur Céline à l'époque.
- Qui a trouvé le titre de l'article " Voyage au bout de la haine " ?
- Probablement Françoise Giroud. Elle avait le sens des titres. Je pense
que c'est elle qui a rédigé le chapeau également.
- Céline a-t-il demandé à relire l'entretien ?
- Je ne crois pas. Certains l'exigeaient, mais je me suis aperçue que les
plus grands s'en foutaient. Chardonne a voulu relire le
sien deux fois et, le lendemain de sa parution, il
voulait encore le corriger ! [Rire.]
- Quelles ont été les réactions, à la sortie du journal ?
- L'entretien parut sur trois pages et fit grand bruit. On nous écrivit
pour nous injurier : nous aurions dû laisser Céline à sa
nuit.
(Lire, hors série n°7, 2008).
***
ENTRETIEN
avec Henri MAHE
C'est en mars 1969 que Henri MAHE (1907-1975) est invité au micro de France Culture à l'occasion de la parution de son livre de souvenirs, La Brinquebale avec Céline. Il est interrogé par Pierre Lhoste (1913-1984) qui avait collaboré à la presse de l'Occupation. C'est à ce titre qu'il rendit visite à Céline en mars 1944 lorsque parut Guignol's band (cf. Cahiers Céline 7, p.200-202).
Qu'est-ce que Louis-Ferdinand Céline vous apportait ?
... Ah, vous savez, il sentait le voyage, l'évasion. Et puis, faut pas l'oublier non plus, c'est qu'il était très savant. Non seulement sur la médecine - j'étais à ce moment-là à peu près en bonne santé - mais il était très savant sur tout. Je suis curieux, moi, par nature et, sans approfondir tout ce qu'il me disait, j'essayais de comprendre. Cette idée de voyages, ces réminiscences de lectures scientifiques, tout ça c'était quand même un bon copain (rire). Un copain comme on en rencontre très peu, vous savez...
A son propos, vous écrivez : " Le rire est une grimace qui dissimule souvent une belle pudeur, une grande émotion ou un immense regret. " Comment riait-il ? Comment était-il ?
C'était assez bref. Mais il était souriant malgré tout, n'est-ce pas, il était souriant mais il éclatait de rire dans des histoires plutôt sordides. Pour me choquer très souvent, il le faisait. C'était quand, par exemple, il m'a demandé d'assister à une exécution capitale parce que j'oubliais que, parmi les décorateurs du " 31 ", il y avait aussi mon ami Guichard qui était le fils des fameux Guichard de la bande à Bonnot, ceux qui ont arrêté la bande à Bonnot. C'était pas des dégonflés, ces mecs-là. A cette époque, ces gars-là, ça tirait à balles, les Bonnot et toute la bande,
hein. Et ça travaillait déjà en auto. Vous voyez d'ici la dose de courage des Guichard. Quand Louis m'a demandé d'assister à une exécution capitale, ça m'a paru assez bizarre.
Le lendemain, il est revenu au bateau. Il riait comme un gosse qui sort du Châtelet. Il se souvenait du spectacle que c'était. Mais c'était en vérité pour parler à la tête ; il reprenait les expériences de Lignières. Il avait travaillé avec Alexis Carrel en Bretagne pour remplacer un organe en bon état (sic) sur un gars qui va crever. Tout ce qu'on fait actuellement, c'est un
petit peu la suite de leurs idées à Alexis Carrel et à Céline, le docteur Destouches. Ils étaient déjà en avance, eux. Alors il avait parlé à la tête dans le panier de son. J'étais très émotif évidemment - je ne dis pas que je ne le suis pas encore un peu - mais enfin, j'étais très émotif et pour me faire digérer le spectacle, il me racontait ça en riant, en riant... Il était heureux d'avoir parlé à la tête et de m'annoncer froidement qu'elle était morte au bout de deux minutes dans ses mains.
Vous avez parlé tout à l'heure de votre bateau. Qu'est-ce que c'était que ce bateau et est-ce que le Docteur Destouches vous accompagnait sur votre bateau ?
Alors ça, vous savez, c'était la troisième péniche sur la Seine à cette époque-là. Il y en a une que j'ai oublié, c'est celle de Archdeacon.
... Un des promoteurs de l'aviation.
Oui, celui-là. Lui avait un vrai bateau de micheton, celui-là : en fer, avec des vraies fenêtres, enfin c'était installé pour, quoi. Tandis que les branquignols dans mon genre... de Geetere était le premier dans Paris. Il est venu s'amarrer au Vert-Galant, il venait de Belgique avec une très jolie fille, May de Geetere. Et puis mon ami Walbin, qui était architecte des Beaux-Arts, diplômé, qui avait été président du Bal des Quat'z Arts cinq ans. Il avait le goût de la mer et de la rivière, lui aussi, des évasions. Alors il avait installé un morceau de bateau, un morceau de péniche. Et ça faisait deux en
tout. Alors je suis allé le voir un jour et je lui ai fait part de mes désirs de vivre comme lui. Il m'a indiqué le deuxième morceau de son bout de chaland qui étalait son cul sous le pont de Charenton. Je suis allé acheté ça pour des petits sous, c'était une vraie pourriture. Et j'ai aménagé ça et puis j'ai commencé à vivre sur l'eau. Mon goût, quoi...
Céline, lui, était-il un bon marin, avait-il le pied marin ?
Alors ça, attendez voir... Quand on vit sur la Seine - je ne sais pas ce que ressentent maintenant ces nombreux bateaux qui ont le droit de séjour, heureusement du reste, parce que je trouve qu'ils enjolivent les berges de la Seine et puis cette eau qui se débine toujours vers la mer, c'est lancinant à la fin. On a envie d'en faire autant. Alors j'ai vendu la péniche et j'ai fait construire un petit bateau à Camaret, un voilier...
C'est celui que vous appelez le " crabier ", non ?
Un crabier, oui, c'était sur le type d'un crabier camaretois. Ces vaillants petits bateaux qui font la pêche à l'île de Sein ou qui ont toujours traîné leur cul dans les rochers de Ouessant, l'île de Sein, tous ces endroits assez dangereux, ma foi. Alors il faut des bateaux marins là, faut pas rigoler avec la mer parce que c'est pas la méditerranée, ça. Je ne crache pas sur la méditerranée parce que je l'ai déjà vue assez en colère et comme elle est courte, c'est pas de la rigolade.
Mais alors, Céline, là, qu'est-ce qu'il donnait, qu'est-ce qu'il faisait ?
Bah, sur le bateau, j'avoue que, quand j'ai eu le petit crabier,
l'Enez Glaz, j'avais jamais eu l'occasion de l'emmener avec moi parce qu'il avait le mal de mer. Les vieilles campagnes d'Afrique, comme il en avait fait, ça tribule un peu le foie. Il avait le mal de mer et cherchait toujours un remède à ça, parce qu'il avait inventé d'excellents médicaments comme la Basedowine, la Kidoline, les gouttes Nican, des choses que l'on vend encore du reste. Mais sur le mal de mer, il n'avait pas trouvé. Il avait mal au foie. Il était parfois plein de bonne volonté, il voulait bien venir avec moi mais ça s'arrêtait au bord du quai.
Henri Mahé, en exergue de votre excellent livre, vous avez placé des vers de Baudelaire qui figuraient sous un portrait de Daumier : " C'est un ironique, un moqueur / Mais l'énergie avec laquelle / Il peint le Mal et sa séquelle / Prouve la beauté de son cœur.
" C'est Céline, ça...
Ah oui, c'est tout à fait Céline, ça. C'était un homme qui... Toute son œuvre est basée sur l'immense regret que les humains soient si bêtes, si bêtes dans leur vie contemporaine et puis assez cons pour aller se faire tuer à la guerre. On n'a jamais admis ça, ni lui ni moi. Son héroïsme de 14, ça a été une exaltation de la jeunesse, mais aussitôt repensée. On était pas d'accord sur la façon de vivre de l'homme. Ca va même bien plus loin que ça... M'enfin, il faut vous imaginer que Céline est un savant dans le genre des savants du Moyen Age, des alchimistes. Et ses connaissances en toutes choses dépassent de beaucoup l'instruction normale que l'on reçoit. Il a vécu du reste comme un savant, comme un de ces savants du Moyen Age qui faisaient leur tour d'Europe. Lui faisait le tour du monde, toujours en quête de savoir, de vouloir approfondir certainement des choses qu'il ne me disait pas entièrement. J'étais beaucoup plus farfelu, moi, et comme les grands initiés, il ne dit que ce qu'il veut bien dire. Il ne voulait pas communiquer, même à moi, des choses trop importantes mais je retrouve tout doucement ses aspirations. Et le bien de l'humanité lui est particulièrement cher. Il l'exerçait dans sa médecine mais ça ne suffisait pas : il aurait voulu transformer l'homme, le rendre un peu moins vache.
Et sa vie, comment l'organisait-il ?
C'était un ascète ! Il ne buvait pas, il mangeait d'une façon très légère, en vérité. Il dormait peu, il avait toujours ses bourdonnements d'oreille. Il vivait comme quelqu'un qui trouve que les journées n'ont pas assez de vingt-quatre heures. Son pharmacien, son potard - il était marrant, celui-là ! - il avait son laborantin qui trempait son doigt dans le bocal d'urine et puis il suçait avec une mine gourmande. Et il annonçait froidement : " Albumine ! " Il ne s'en tenait pas qu'à des recherches pharmaceutiques. Moi, je crois que cette chimie, ça tenait pas mal à l'alchimie. Ca nous emmènerait loin mais enfin on le retrouverait encore, comme ces savants du Moyen Age qui sont intéressés par tout. On ne peut pas dire qu'il était très intéressé par l'or parce qu'il en a eu à sa disposition deux fois de l'or dans sa vie. La première fois quand il s'est marié avec une putain à Londres. Bah, évidemment qu'on ne manquait pas de pognon dans la taule. Ils étaient copains tous les deux avec un juif qui s'appelait Leyritz, qui était du reste l'inventeur du verre triplex. Louis et Leyritz avaient toujours des idées à table pour fabriquer du pognon. C'était à celui qui aurait la plus belle combine, la plus noble invention pour foutre de l'oseille sur la table. Alors la môme leur disait : " Arrêtez, parlez-moi, vous me faites rigoler. Avec mon cul, je fais ça tellement mieux que vous. " Alors, ma foi, je me souviens avoir rencontré avec Louis un soir, on descendait la rue des Martyrs. On s'est tapé dans une petite bonne femme assez rondouillette. - Ah, Louis ! qu'elle fait. - Tiens, c'est toi ! - J'ai lu ton livre. Si tu nous avais dit que tu voulais faire ta médecine, on ne t'en aurait jamais empêché. Tu sais bien que chez nous, t'avais tout ce que tu voulais. C'était sa belle-sœur de Londres qui servait de femme de chambre à l'autre, la putain, quoi. Il avait du pognon, voyez-vous, bien à sa disposition à cette époque. Eh bien, trois jours après, il a laissé tomber la nana et puis il a foutu le camp en Afrique.
Comment est-ce que Céline réagissait dans la vie, est-ce qu'il se sentait bien dans sa peau ?
Ah ça... C'est difficile de dire " Je me sens bien dans ma peau ". Il n'en donnait pas beaucoup l'impression, ah non !... Parce qu'il avait toujours ce désir d'évader sa peau quelque part. Dès qu'il avait quatre sous, c'était pour se débiner. Déjà le goût des voyages, puis s'évader de toute façon, s'évader tout le temps de sa peau, s'évader de sa tête. C'est le fugitif, c'est l'évadé, quoi. Non, il ne se plaisait pas, il cherchait partout pour être mieux mais " être bien dans sa peau ", non, c'est pas un truc pour lui, ça. Il était malade avec sa peau.
Mais ces voyages, où le conduisait-il ?
Eh bien, vous savez, il a fait le Mexique (Céline n'a jamais été dans ce pays, ndlr), il a fait l'Afrique, il a fait l'Amérique, le Danemark. Un jour, il me dit : " Je fous le camp en Finlande. " Moi, je veux bien, la Finlande. On ne peut pas dire que ce soit un pays très chaud. Il n'avait pas de saison, lui, il voyageait en toute saison. J'ai retrouvé par la suite qu'il allait voir le capitaine Erikson pour parler avec lui de ses voyages organisés - 4000 francs que ça coûtait - le tour du monde par l'Horn, et puis par le Bon-Espérance (l'Australie, quoi), ça durait cent et quelques jours, chaque voyage. Ca faisait presque l'année en tout, alors il pouvait pas. C'était pourtant pas cher...
Comment Céline se comportait-il avec ses amis et avec vous particulièrement ?
Ah, il était très gentil avec moi, mais il avait une façon de rigoler qui, des fois, était un peu agaçante (rire). Par exemple, il voulait absolument que je fasse du cinéma. Il trouvait absolument que la peinture, les fresques, la décoration, tout ça c'était un peu périmé, qu'il fallait faire le cinéma. Il me poussait pour faire copain avec son ami Abel Gance qui est du reste devenu mon grand ami. On s'est fâché bêtement, enfin ça n'a pas d'importance tout ça. Mais quand après Abel Gance m'avait admis, que j'ai commencé à travailler. Il était content mais quand il trouve Abel Gance, il lui disait : " Alors, tu le fais travailler ce p'tit con ? Y sait rien foutre. " Gance venait me répéter ça. Ca me faisait pas tellement plaisir évidemment sur le moment. Quand je voyais Louis, je lui volais dans les plumes. Alors, il se tapait sur les cuisses : " Mais tu sais pas te marrer ! Si t'avais vu la gueule qu'il faisait, mon vieux, quand je lui ai annoncé que t'étais bon à lape, que tu savais rien foutre, qu'il n'aurait que des emmerdements avec toi. Ben je te jure qu'il faisait une drôle de gueule. Ca valait bien le coup de lui annoncer la couleur. " (Bulletin Célinien n°391, Entretiens avec Henri Mahé, Emission " Trois quarts d'heure avec H. Mahé " de Pierre Lhoste, France Culture, 18 mars 1969).
***
***
Ce
qui m'a dicté, c'est surtout une musique, la petite
musique de la phrase, le ton juste... la vérité du "
bouton de col à bascule. " Quant à l'accueil que mon
ouvrage a reçu, je n'en ai aucune idée. Mon éditeur ne
m'a pas adressé un mot depuis la sortie du livre.
Silence radio. Il est peut-être mort, je ne sais pas. Je
ne lis pas les rubriques nécrologiques, je suis donc
très mal informé. La seule chose que je sais, c'est que
ceux qui lisent m'adressent parfois un petit mot via mon
site internet (www.christophemalavoy.com)
et me disent le plaisir qu'ils ont eu à la lecture.
C'est déjà beaucoup. Et je les en remercie...
Le
meilleur de la littérature n'est que très rarement écrit
par des gens " comme il faut ", des gens " avenants "
comme vous dites. Sade est-il un salaud ? Tolstoï est-il
un salaud quand il écrit La sonate à Kreutzer ? Le plus
violent pamphlet contre les femmes. Doit-on faire
approuver sa façon de penser par la morale des autres ?
" Ce n'est pas ma façon de penser qui a fait mon
malheur, disait Sade, c'est celle des autres. "
Savez-vous ce qui relie des auteurs aussi différents que
le Marquis de Sade, Voltaire, Villon, Chénier, Chamfort,
Chateaubriand, Victor Hugo, Vallès, Céline... la liste
est longue... eh bien, c'est la prison et l'exil, et je
ne parle pas de tous ceux qui ont eu maille à partir
avec la justice comme Flaubert, Baudelaire et bien
d'autres...
La littérature a été portée par la folie,
sinon par la maladie, avec des noms aussi illustres que
Lautréamont, Proust, Kafka, Nietzsche, Céline... que
cherche-t-on ? Des histoires d'amour qui finissent bien
?... Une morale bien bourgeoise qui sauvegarde les
apparences et protège les atteintes aux mœurs ?... Vous
me demandez comment susciter le désir de lire Maudits
soupirs pour une autre fois, il y a dans cette
œuvre la féerie d'un Marc Chagall et les hallucinations
d'un Goya ou d'un Jérôme Bosch. André Gide avait
d'ailleurs, à mon sens, très bien résumé le style
célinien. " Ce n'est pas la réalité que peint Céline,
disait-il, mais l'hallucination que la réalité provoque.
" Maudits soupirs... est une première version de
Féerie pour une autre fois. Je la trouve
personnellement supérieure.
Je n'épargne pas l'hystérie antisémite de
Céline ni ses furies antibourgeoises, anticommunistes,
anticléricales, antimilitaristes... Je tente de mettre en
lumière toutes les contradictions du personnage et elles
sont nombreuses. Je donne la parole aux faits et
restitue ce qu'il a dit avant la guerre, bien avant
l'extermination des Juifs par les nazis, mais aussi ce
qu'il a pu dire après la guerre, comme par exemple ce
propos sur l'antisémitisme qu'il confie en 1947 à un
étudiant américain, Milton Hindus, lors d'un échange
épistolaire qui sera réuni par ce dernier dans un livre
L. F. Céline tel que je l'ai vu. Il dit ceci :
" Il n'y a plus d'antisémitisme possible, concevable -
L'antisémitisme est mort d'une façon bien simple,
physique si j'ose dire... il est temps de mettre un
terme à l'antisémitisme par principe, par raison
d'idiotie fondamentale, l'antisémitisme ne veut rien
dire - on reviendra sans doute au racisme, mais plus
tard et avec les juifs - et sans doute sous la direction
des juifs si ils ne sont point trop avilis, abrutis - ou
trop décimés dans les guerres. " Ce que les gens
savent peu, c'est que Céline avait une véritable
admiration pour les juifs, il appréciait leur
intelligence, leur sens de la solidarité, leur côté
messianique... paradoxalement, il a pu dire " Vive
les juifs bon Dieu ! " ou encore " j'étais fait
pour m'entendre avec les youtres ! ".
Je ne porte pas un jugement moral sur l'homme ni sur
l'écrivain, mais je tente de comprendre la " tragédie "
de Céline et comment la mort, la
grande inspiratrice de
toute son œuvre, va le conduire jusqu'au bout de la
nuit. Je remets l'homme au cœur du contexte, au cœur
de l'histoire sans laquelle on ne peut saisir les
enjeux. Je ne pense pas qu'il y ait provocation à faire
dire à Céline " A côté de Staline, Hitler était à
l'époque un jeune puceau ! " ni même " Qui est
responsable des charniers de Katyn et de Vinitzia ? "
N'oubliez pas le contexte dans lequel je les fais dire à
Céline. Si vous sortez ces phrases de leur contexte,
elles peuvent apparaître comme vous dites provocantes,
mais si vous les replacez dans le contexte, c'est autre
chose... nous sommes en 1938, avant l'Holocauste, quand
je fais dire à Céline "... Et le danger à l'époque,
c'était qui ? Hitler ou Staline ?... Qui a déporté
durant la collectivisation des terres des millions de
personnes dans les camps de travail du
goulag en Sibérie ?... et qui les a fait crever
d'épuisement et de faim ?... Qui a réalisé les Grandes
Purges de 1937 ?... qui ont encore fait des milliers de
morts et disparus ?...
Qui a fait déporter intégralement
toutes les minorités du pays ? Qui a sédentarisé par la
force toutes les populations nomades d'Asie centrale
?... Qui a nié l'existence des famines de 1932 et 1933
qui ont fait encore des milliers de morts ?... Qui a
crée la police politique ?... la redoutable Tcheka,
véritable rouleau compresseur des libertés individuelles
?... Qui a crée les juridictions spéciales du NKVD qui
décrétaient sans appel les sentences de mort ?... Qui
est responsable des charniers de Katyn et de Vinitzia ?
Des milliers d'officiers polonais abattus d'une balle
dans la nuque ? Toute l'intelligentsia polonaise
supprimée de la carte !... A côté de Staline, Hitler à
l'époque était un jeune puceau ! il faut se remettre
dans le contexte de l'époque, je le répète, je rabâche,
je sais, je gâtouille !... j'ai le droit, je suis vieux
!... C'est bien facile de juger l'Histoire une fois
qu'elle a eu lieu ! C'est comme les trains, c'est plus
facile de les regarder passer que de les faire partir à
l'heure ! "
Voilà le contexte. Pardonnez la longueur de la citation
mais elle me semble nécessaire pour éclairer le lecteur.
On ne peut pas citer le point sans le contrepoint. C'est
usurper le sens, et c'est un peu commode. Je ne pense
pas faire preuve de mansuétude à l'égard des engagements
idéologiques de Céline, je tente de faire comprendre les
enjeux et la complexité des évènements dans une période
très tourmentée dans laquelle il n'était pas si facile
de voir clair. Pour la majorité des Français, le danger
venait de l'Est et du bolchevisme qu'ils craignaient de
voir s'étendre jusqu'à Brest. Beaucoup voyait en Hitler
un rempart contre le danger bolchevique. L'Histoire
s'écrit toujours du côté des vainqueurs. Il faut se
méfier des raccourcis et des idées reçues. Et quand on
cite une phrase, toujours la remettre dans le contexte.
C'est le devoir du journaliste comme de l'Historien.
Vous connaissez l'aphorisme, " donnez-moi deux phrases
de n'importe qui et je le ferai pendre ! "
(Propos
recueillis par Emeric Cian-Grangé, Le Petit Célinien, 14
novembre 2011).
***
Hélas,
quelques publications reprenant les poncifs, quelques
revues pour les photos, des interviews qui n'apportaient
rien de neuf... mais qui ont sans doute fait découvrir
une œuvre à de nouveaux
lecteurs. A retenir le Céline de Godard, le
brouillon de Mea culpa et le Pascal Pia aux
éditions du Lérot, Le procès de Céline par Gaël
Richard, le D'un Céline l'autre d'Alliot,
L'Année Céline, La Revue des deux mondes de décembre
2011 pour les lettres à Alexandre Gentil, La
Brinquebale avec Céline de Mahé pour les lettres et
sa suite inédites. L'accueil critique de Bagatelles
recueilli par Derval, la réédition (augmentée) de la
Bibliographie des articles de presse de Dauphin, la
revue Etudes céliniennes, le Magazine
littéraire de février, la revue Spécial Céline
de Vebret... Le reste est de la vulgarisation. Il en
faut, c'est certain, pour faire connaître l'œuvre,
donner du plaisir à d'autres.
Le
véritable bilan de ce cinquantenaire, c'est que la
presse présente Céline autrement qu'avant... A part
quelques exceptions, les critiques parlent de " génie
littéraire " et non plus " d'écrivain populiste
". Souvenons-nous que les manuels scolaires et des
dictionnaires définissaient Céline comme un "
écrivain argotique " au " style déstructuré
". Le revers de la médaille, c'est que certains le
définissent aujourd'hui, non plus seulement comme un
écrivain " collaborateur " ou " antisémite
" mais comme un monstre cynique, en un mot, un "
salaud ". Mieux, il lui est reproché maintenant
d'avoir " appelé à l'extermination des Juifs
". C'est oublier que les passages qui pouvaient faire
rire André Gide ou Le Canard enchaîné en 1938, ne
pouvaient plus faire rire après la découverte des camps
et le récit des survivants. C'est négliger qu'en dépit
des outrances de Bagatelles, au milieu des plus
violents anathèmes, Céline écrivait : " Les Juifs à
Jérusalem, un peu plus bas sur le Niger, ils ne me
gênent pas ! Ils ne me gênent pas du tout !... Je leur
rends moi tout leur Congo, toute leur Afrique ! "
Dans
Les Beaux draps, on pouvait aussi lire : "
Faut recréer tout ? alors parfait ! (...) faut
recommencer tout de l'enfance (...) toute la famille
bien française, le juif en l'air bien entendu, viré dans
ses Palestines, au Diable, dans la Lune ". Ce qui
lui permettra d'écrire à Deshayes en 1949 : "
Attention donc à bien noter et spécifier qu'au moment où
Bagatelles a été écrit il n'était nullement question
d'expulser du juif vers l'Allemagne ! mais vers...
la Palestine où ils sont précisément ! "
Cynisme
? Révoltant. Aujourd'hui... Car à l'époque, le pire se
jouait ailleurs, non pas dans les écrits, mais dans les
faits. On l'ignore ou on feint de l'ignorer, mais
personne, aucun pays, aucun gouvernement, ne voulait
accueillir les Juifs allemands, ni
en Palestine, ni en
Afrique, ni ailleurs. En juillet 1938, à Evian, à
l'issue d'une Conférence internationale réunie par
Roosevelt pour traiter du sort des réfugiés,
trente-trois pays participants fermèrent leur porte à
l'immigration des Juifs allemands. La Palestine ? La
Grande-Bretagne refusa, craignant une " émigration
illégale et massive ". Madagascar ? Les associations
humanitaires jugèrent cette solution " inhumaine
". L'Australie ? Le colonel White répondit que son pays
ne voulait pas " importer un problème racial ".
Le Canada ? Son délégué eut pour réponse qu' " un
seul juif serait de trop ! " Henri Bérenger, délégué
français, évoqua pour la France " le point extrême de
saturation ". Georges Mandel ajouta que " ce
serait reconnaître l'existence d'une question juive
". Le gouverneur de l'Algérie évoqua les troubles déjà
existant en Palestine entre Juifs et Musulmans. Thomas
Le Breton, représentant de l'Argentine, ne voulait
accueillir que des agriculteurs et non des citadins,
c'est-à-dire personne. Taylor, représentant les
Etats-Unis, déclara " les quotas gelés ". Les
Pays-Bas, la Belgique, le Danemark, les pays
sud-américains, tous avaient fermé leurs frontières. "
Conférence de la honte ! " s'écrièrent les
associations. On parle bien peu de cette conférence
aujourd'hui. Que disait-on dans les journaux de l'époque
? Où fuir ? Certains avaient fui la Russie en 1917,
d'autres avaient fui l'Allemagne dès 1933. D'autres
attendront l'invasion de l'Autriche en mars 1938. Les
démocraties se révélaient fragiles. D'où viendrait le
danger ? De Staline ou d'Hitler, qui serait le plus fort
?
Le
25 août 1938, de Saint-Malo, Céline écrivait à Marie Canavaggia au sujet de
l'Ecole des cadavres : " Il a
fallu que je redouble au boulot pour devancer les
Soviets. Et encore je me demande s'ils ne me gagneront
pas ". Les Soviets... pas les Boches... Pour Céline,
le danger venait de Moscou, de Staline, de l'Asie... Le
29 septembre, les accords de Munich font acclamer
Daladier au retour à Paris... S'il n'était pas dupe au
fond de lui-même, l'opinion publique l'était. Le 30
septembre, Chamberlain, toujours aussi naïf ou craintif,
retournait voir Hitler, croyant avoir sauvé la paix...
On avait sacrifié la Tchécoslovaquie en doutant de
l'intervention russe que refusaient la Roumanie et la
Pologne. A juste titre ? Les historiens en discutent
encore. Depuis, on a appris le double jeu que jouait
Staline avec Hitler. S'il fallait reprendre le procès de
Céline, il ne serait pas le seul à la barre.
Sonia Anton a fait une belle communication
là-dessus lors du colloque Céline à la Fondation
Singer-Polignac, en 2011. Céline a écrit beaucoup de
lettres. D'après Jean-Paul Louis, on en dénombre environ
quatre mille, adressées à plus de quatre cents
destinataires. A Mikkelsen, Céline écrira en 1948, au
sujet de trois lettres envoyées à ses juges, doublant
ses avocats : " Elles vous paraîtront sans doute
assez fantasques, mais c'est un genre où je suis passé
maître et qui retiendra mieux l'attention de ces trois
jean-foutre, que le genre tremblotant et mesuré ".
Et il avait raison. Fantasques ou pas, ses missives ne
laissèrent pas ses juges insensibles. Dans ses romans,
Céline s'adresse directement au lecteur, l'apostrophe,
comme s'il lui écrivait une lettre, pour donner plus de
vie à son récit. On peut lire sa correspondance comme un
roman et ses romans comme une suite de lettres. La
correspondance de Céline est aussi passionnante et
vivante que celle de Flaubert. Si je fus amené à Céline,
ce fut autant par les lettres publiées dans la revue
L'Herne en 1963 que par la lecture de Voyage.
Elles sont riches en leçons de vie, en jugements
littéraires ou esthétiques. Que nous sommes loin de la
correspondance entre Gide et Valéry, écrite, elle, pour
la postérité !
Les lettres de Céline crépitent d'aphorismes, de
drôlerie, de jugements aigus. Elles éclairent l'œuvre
de Céline, l'expliquent, surtout celles adressées à Elie
Faure, à Eugène Dabit, à Milton Hindus ou à Marie
Canavaggia. Mais les lettres à Joseph Garcin, à Henri
Mahé, à Lucienne Delforge ou à Karen Jensen sont
également à étudier. Qu'en 1925, il revendique auprès de
Blanchette Fermon, son " immense lyrisme " ...
qu'en 1929, auprès de Joseph Garcin, il fasse part des "
aventures qui alimentent son délire "... qu'au
même il recommande en 1930 la lecture de Freud, qu'il
écrive " il faut toujours suivre les Juifs, ce sont
des guides, ils sont aux commandes, partout ", qu'il
annonce " la catastrophe imminente ", et qu'il
demande déjà quelle serait la meilleure île comme terre
d'exil... qu'il vante Sorel, Bloy, Péguy et Vallès...
tout cela devrait ouvrir des pistes de recherches ou
d'études plus poussées que celles qui ont été faites sur
ses rapports avec Poulaille.
Qu'en
1937, après la lecture d'un livre de Parker, A Yankee
Saint, Céline se passionne pour John Humphreys Noyes,
fondateur de l'Oneida Community of Perfectionists,
une sorte de familistère fouriériste et chrétien,
devrait interpeller les chercheurs céliniens et les
pousser à quelques investigations. Qu'en 1945, Céline
écrive au docteur Gentil " Je vais me mettre à la
recherche de Toussenel. Tu me mets l'eau à la bouche.
Justement Bébert est un peu malade " devrait
également nous pousser à investiguer du côté de
Toussenel. Ce socialiste utopique, disciple de Fourier,
connu surtout aujourd'hui comme anglophobe et
antisémite, par son pamphlet sur les Juifs - pas
même cité dans Bagatelles -, était surtout connu
de son vivant pour son livre L'Esprit des bêtes
où il se révélait comme un naturiste passionné par les
animaux, les oiseaux, les végétaux, leurs
correspondances avec les planètes, les parfums, les
couleurs et musiques. Il y exprimait aussi une
philosophie de l'Histoire. Il dénonçait le règne de
l'homme, créature inférieure, le règne de la force
brutale, de la contrainte, de l'imposture et des vieux,
le règne de Satan, annonçant le règne de la femme,
créature supérieure, le règne du droit et de la liberté,
le règne de la vérité et de la jeunesse...
Je ne sais si Céline pour finir a lu ce livre recommandé
par Gentil, et qui poussera peut-être l'écrivain à
s'intéresser aux oiseaux à Korsor, mais il me plaît à
songer qu'il a réussi à le lire. Le passage consacré au
" règne de la femme " me rappelle ce que le
docteur Destouches, dans un résumé de sa thèse sur
Semmelweis, avait exprimé en 1924, rêvant alors de la
fin des " temps farouches du passé, temps guerriers,
temps fragiles au fond comme tout ce qui est masculin
" et espérant que " les femmes, patientes, plus
subtiles, moins logiques, plus mystiques, en somme plus
vivantes, sortiront du silence et nous conduiront à leur
tour avec plus de bonheur peut-être, sur un autre chemin
". L'étude de la correspondance, avant de nous
pousser à chercher une cohérence quelconque dans la
pensée de Céline, devrait nous confronter à ses
complexités et ses contradictions, preuves d'une pensée
vivante, sans doute plus profonde qu'on ne croit.
Toute biographie est fatalement
réductrice et orientée. Comme l'a dit Jean-Paul Louis,
ce sera la correspondance complète de Céline, si elle
paraît un jour, qui sera sa véritable biographie. Le Dictionnaire de la
correspondance ouvre des pistes inexploitées et
montre que Céline a fréquenté, écouté beaucoup de
personnalités très différentes dans leurs parcours ou
leurs idées. Nous sommes loin de l'écrivain enfermé dans
sa tour d'ivoire, sa classe de lycée, le café de son
quartier, dans son petit cénacle, ou son parti
politique. Céline est un voyageur, dans l'espace, dans
le temps, et dans les idées. Le XXe siècle, ce n'est pas
le siècle de Sartre, c'est le siècle de Céline, pour le
meilleur et pour le pire, avec ses paradoxes et ses
contradictions. Bien des noms et des vies de médecins,
d'écrivains, d'artistes, de danseuses, de biologistes,
de politiciens, qui ont marqué leur temps, glorieux ou
maudits, oubliés depuis, ressurgissent sous la plume de
Céline. Avec lui, le voyage n'est jamais fini.
Chaque
nouvelle lettre inédite, surtout celles d'avant l'exil,
apporte son lot d'étonnement, corrige un peu le portrait
ou l'itinéraire de Céline. La biographie de François
Gibault reste encore la référence, celle de Godard la
complète par l'étude des œuvres,
mais toute la biographie se voulant une synthèse laisse
le passionné sur sa faim et il y a encore des zones
obscures dans la vie de Céline. Malgré les découvertes
passionnantes de Gaël Richard sur le premier mariage
avec Suzanne Nebout, on ne sait rien ou pas grand chose
des activités, des lectures, des rencontres de
Destouches lors de son séjour à Londres. Fréquentations
des maquereaux, des anarchistes, des danseuses et
actrices, amitié avec Edouard Bénédictus, construction
d'ailes d'avion, fréquentation des hôpitaux, ésotérisme
des tarots ? Que lisait-il dans les journaux anglais et
français de l'époque ? Quels spectacles, quels films,
a-t-il pu voir ? Geoffroy n'a presque rien dit et l'on
ne sait presque rien de Geoffroy.
Les lettres d'Afrique à ses parents, à Simone Saintu, à
Milon, ont révélé une période capitale dans la formation
de Destouches, car c'est en Afrique qu'il a commencé à
écrire et à soigner, mais que de lettres envoyées à
d'autres correspondants inconnus nous en diraient
davantage ! Le portrait du Destouches des années
rennaises est encore bien flou et lacunaire en dépit de
plusieurs témoignages. Marcel Brochard semble, en fait,
avoir peu fréquenté Destouches et le portrait qu'il a
fait de lui vient des renseignements fournis par Edith
Follet. Mais elle-même avait une mémoire embrouillée ou
craignait de trahir des secrets de province. Ne
va-t-elle pas jusqu'à prétendre auprès de Brochard que
Destouches, avant d'être engagé à Genève, s'était rendu
par bateau à New-York ? La chronologie dément cette
fable familiale. Et Edith a détruit la correspondance
des années rennaises. J'ai poussé Colette à rédiger ses
souvenirs d'enfance, ce qu'elle a fait, mais elle avait
peur d'en dire trop et de choquer la famille. Les
lettres qu'elle a gardées datent de l'exil.
On
en sait peu sur le séjour à Genève malgré les archives
de la SDN. Les rares témoins ont mal été interrogés et
maintenant sont morts. Elizabeth Craig a détruit la
correspondance des années genevoises et parisiennes qui
auraient appris beaucoup plus qu'on n'en sait sur la
période 1926-1934. Les cinq lettres à Craig retrouvées
par Alphonse Juilland révèlent un Destouches assez
particulier. Les souvenirs de Craig sont passionnants
mais édulcorés par le temps ou la pudeur. " Louis
était si fier de moi qu'il invitait des amis et me
faisait danser nue devant eux pour les divertir ",
finira-t-elle par dire, sous morphine, à son neveu dans
ses derniers jours... Heureusement que Pierre Lainé a
retrouvé les lettres à Garcin et que Mahé en avait gardé
quelques-unes. Après la publication de Voyage,
certains amis de Céline ont conservé leurs lettres. Mais
il manque encore des correspondances qui sont
certainement riches de renseignements. Les lettres au
docteur Gentil, au docteur Jacquot, au docteur Camus, à
Le Vigan, à Arletty, au pasteur Löchen, sont entre de
bonnes mains, mais retrouvera-t-on un jour les lettres à
Bonvillers, à Gen Paul, à l'oncle Louis, à Jo Varenne, à
Jacques Deval ? Aujourd'hui, certains prétendent en
avoir reçues, en posséder, mais les ont égarées, et
d'autres, petits malins maladroits, proposent de fausses
lettres sur Internet...
Sur le plan philosophique, dans son premier
livre Nicole Debrie a consacré un chapitre à Mea
culpa. Pour Céline l'homme ne peut trouver qu'en
lui-même le petit rigodon intime, en se méfiant des
bonheurs mensongers que la société lui propose. Mais ce
pamphlet mériterait d'être étudié davantage. En peu de
pages et sur un ton comique, Céline remettait alors
beaucoup de poncifs en question. Pas seulement contre le
communisme. Il allait à contre-courant de la dominance
littéraire et artistique de son époque. C'est la
déclaration de guerre contre les idées de Rousseau. A
tel point qu'il fut déclaré ennemi du genre humain,
étranger à l'humanisme. Son pessimisme devint même pour
certains un symptôme du fascisme. C'était oublier que
bien des écrivains avant lui avaient porté sur l'homme
un regard encore plus sévère : La Rochefoucauld, La
Bruyère, Bossuet, Maupassant, Baudelaire... Et Céline
cite cette phrase terrible de Jules Renard dont il avait
dû lire le Journal : " Il ne suffit pas d'être
heureux, il faut que les autres ne le soient pas ".
Mais Céline ajoute son don comique à sa guerre contre la
prétention de chaque homme à vouloir incarner un dieu,
une idée, une morale : " Le moindre obstrué trou du
cul se voit Jupiter dans la glace... " Si Mea
culpa n'a pas été vraiment étudié, mot à mot, c'est
peut-être parce qu'il scandalise encore. Céline nie la
valeur des notions de lutte des classes, de classe
ouvrière, puisque pour lui l'ouvrier est avant tout un
homme, et que tout homme, en dehors d'une mystique, pas
d'une politique, n'aspire qu'à devenir un bourgeois
égoïste, un capitaliste. Céline s'y proclame "
communiste d'âme ", prêt au grand partage, pas celui
du gâteau , mais " de toutes les peines ", sans
distinction de races, de religions, de patries. Idéal
qui n'a jamais été appliqué, en Russie ou en Chine où
des minorités, des individus, ont toujours été exclus du
paradis, exploités par une élite ou un parti. Le ton
était donné.
Mea
culpa, c'est capital. Gen Paul, Henri Mahé, Tinou Le
Vigan, affirmeront que Céline tenait des propos "
communistes " avant de se rendre à Leningrad. Quelle
valeur accorder à ces mots et à ces souvenirs ? Sans
doute tenait-il à son entourage des propos qui
semblaient anarchistes, idéalistes, égalitaires. En
1924, à Sir Eric Drummond, secrétaire général de la
Société des Nations, Ludwig Rajchman présentait le
docteur Destouches comme " a very intelligent and
enthusiastic man (...) a great believer in the ideals of
the League ". On n'en contait pas au docteur
Rajchman. Il avait jaugé l'adhésion de Destouches aux
combats humanistes, sociaux et hygiénistes. Pour écrire
l'acte III de L'Eglise, il fallut bien des
déceptions à Genève, New York ou Paris, bien des
constats amers de la prépondérance anglo-saxonne, de
l'impuissance ou des mensonges des grands discours
humanitaires...
En
août 1932, Céline s'est rendu en Allemagne, à Breslau,
pour rencontrer Erika Irrgang et visiter le dispensaire
municipal. Il en était revenu horrifié par la misère et
la tristesse de cette ville. Au dispensaire de Clichy,
il écoutait les médecins, les infirmières, les malades,
les élus locaux, les employés municipaux, presque tous
communistes. Il lisait Monde de Barbusse,
discutait avec Georges Altman, comme il discutera avec
Eugène Dabit. Il avait entendu bien des discours et il
avait lu bien des théories politiques. Dans son
brouillon " Mémoire pour le cours des hautes études
", proposition de programme pour l'établissement d'un
Cours international d'hygiène, il mettait en accusation
le capitalisme, et selon des principes d'explications de
type marxiste, il entreprenait de révolutionner
l'alimentation des Français, les études médicales, la
pratique de la médecine, et la pharmacie. Il n'avait
rien d'un réactionnaire.
Le
21 février 1933, Robert de Saint-Jean notait après une
soirée : " Céline voit beaucoup de communistes à
Clichy, et il constate que les membres du parti, en
général, ne comprennent rien aux théories marxistes
(...) Ils ne se laissent mener que par leurs passions. A
la mairie, livres de Marx, jamais lus ; La Garçonne
usée
et noircie au contraire. (...) Byzantinisme des décrets
de Moscou. Au fond l'URSS reste lointaine, n'est ni
aimée ni comprise. Céline croit que la révolution russe
n'est pas pour usage externe et que, sans cela,
plusieurs pays d'Europe centrale, où sévissent chômage
et misère, seraient déjà passés au communisme... "
En décembre 1932, Céline s'est rendu à Vienne pour
retrouver Cillie Ambor, petite amie d'origine juive,
qu'il essaie d'aider de son mieux. Grâce à elle, il
rencontre Annie Reich et Anny Angel, également d'origine
juive, inscrites au Parti communiste, psychanalystes
spécialisées en traumatisme et perversité infantiles,
avec lesquelles il discute de politique et de
psychanalyse. Il se prend d'affection pour elles, leur
envoie ses livres, leur écrit, les revoie en 1935. Les
lettres de Céline à Cillie Ambor devraient corriger le
portrait facile d'un Céline antisémite et fasciste dès
l'origine. Le 9 mars 1933, il écrit à Cillie : " J'ai
bien pensé à votre si gentille amie (je l'aime) Annie
Angel avec ces histoires allemandes. Tout cela est
atroce. Il semble bien qu'Hitler doive finalement
écraser l'opposition comme en Italie ". Au printemps
1933 : " Je me demande si vous êtes en sécurité à
Vienne, si l'Hitlérisme ne va pas aussi envahir
l'Autriche ? Quelle folie secoue le monde ! Je savais
bien que votre amie Annie Angel surestimait les forces
du communisme en Allemagne. Voyez ce qu'il en reste !
Rien ! Demain l'Europe entière sera fasciste et pour
longtemps ! L.F. Céline ira en prison aussi ". Le 20
avril 1933 : " Je suis bien content de vous savoir
pour le moment en sécurité mais la folie d'Hitler va
finir par dominer l'Europe pendant des siècles encore.
" En juillet 1933 : " Je vous suis bien reconnaissant
de m'avoir fait connaître Annie Reich elle est aussi
gentille que mes autres amies d'Europe centrale et c'est
beaucoup dire. Elle m'a dit mille choses tout à fait
utiles et m'a rendu en quelques jours presque
intelligent. Faites mes bonnes amitiés à Annie Angel.
Dites-lui que vraiment je pense à son affaire et que
plus j'y pense plus j'ai peur de l'avenir ". Le 2
juin 1934 : " Les nazis d'Autriche ont l'air moins
méchants que ceux de Berlin mais cela ne durera
peut-être pas ? " Le 28 août 1934 : " Que
deviennent les Annys ? Mes amours... (...) On s'est tué
beaucoup me dit-on aux environs de ta maison. Il y avait
trop de monde dans les cafés. Tout cela devait finir mal
". Trois ans plus tard, le 26 octobre 1937, justifiant "
la bonne méthode " du pamphlet, de refuser les
nuances ou scrupules dans Bagatelles, Céline
reprendra auprès de Marie Canavaggia son idée que les
bistrots " ne sont pas des endroits pour les honnêtes
gens ". Et de lancer qu'à Berlin, en 1933, dans les
bistrots du quartier Moabit, si de " parfaits
innocents ", au milieu de communistes, avaient été
tués par les SA : " Ils n'avaient qu'à ne pas être là
! "
Avant
qu'Anny Angel émigre en Hollande en 1936 pour fuir les
nazis autrichiens, Céline lui propose comme refuge son
appartement de Paris. En 1936, Anny Angel s'installera
en Hollande où elle exercera la médecine pendant
l'Occupation sous une fausse identité, puis gagnera les
USA où elle dirigera des cours de thérapies. Le 12 mars
1937, Hitler entre à Vienne, acclamé par la foule, et le
1er avril a lieu le premier départ de déportés pour
Dachau. En 1938, Annie Reich quitte Vienne pour gagner
New York où elle deviendra présidente de la Société de
psychanalyse. Le 9 novembre 1938, Vienne connaît sa "
Nuit de Cristal " et l'émigration juive, jusque là
autorisée, devient difficile. En 1939, Cillie Ambor
quitte Vienne pour l'Australie après que son mari, Max
Pam, mort à Dachau le 16 décembre 1938, ait été enterré
à Vienne le 19 janvier 1939.
Il fallait bien de l'inconscience ou du courage de la
part de Céline pour se rendre en Russie en dehors de
toute organisation officielle en septembre 1936, alors
que Staline avait commencé ses grandes purges et que Yagoda, chef du NKVD, venait de condamner Zinoviev et
Kamenev, anciens compagnons de Lénine et de Trotski,
eux-mêmes responsables de la mort de quelques millions
de Russes. Ce qui pourra faire dire à Céline dans Mea
culpa :
" Voyez les nouveaux apôtres... (...) En
coulisse on a changé de frime... Néo-topazes,
néo-Kremlin, néo-garces, néo-lénines, néo-jésus !... Ils
étaient sincères au début... A présent... ils ont tous
compris ! Ộ ils sont pas
fautifs mais soumis !... Ça
serait pas eux, ça serait des autres... (...) Et c'est
pas fini encore ! On fera bien n'importe quoi, pour pas
avoir l'air responsables ! On bouchera toutes les
issues. On deviendra " totalitaires ! " Aves les juifs,
sans les juifs. Tout ça n'a pas d'importance ! Le
principal, c'est qu'on tue !...
" C'était le passage
le plus historique du pamphlet, pour les lecteurs qui
dénonçaient la trahison des soviets par Lénine et les
bolcheviks, et pour ceux qui soupçonnaient des origines
juives à Trotski, Zinoviev, Kamenev et Yagoda. La suite
sera donnée dans Bagatelles : " Moi je m'en fous
énormément qu'Hitler aille dérouiller les Russes. Il
peut pas en tuer beaucoup plus, dans la guerre féroce,
que Staline lui-même en fait buter, tous les jours, dans
la paix libre et heureuse ".
A
Leningrad, Céline a mesuré l'écart entre l'idéal et
l'échec, les théories et la trahison. Il n'était pas le
seul. En 1935, dans Les Nouvelles nourritures
terrestres, Gide glorifiait encore le communisme
soviétique, avant de publier le 13 novembre 1936 dans
son Retour d'URSS : " Je doute qu'en aucun autre pays
aujourd'hui, fût-ce dans l'Allemagne de Hitler, l'esprit
soit moins libre, plus courbé, plus craintif, plus
vassalisé ". Mea culpa peut être lu sur ce
plan là. C'est à partir de son voyage à Leningrad et de
la rédaction de Mea culpa que Céline, qui
refusait de monter sur les tribunes politiques, comme
l'y appelaient Aragon et Dabit, a décidé de descendre
dans l'arène. C'était héroïque de sa part. Il perdait
ses lecteurs de gauche, les plus nombreux, et, au
dispensaire de Clichy, dirigé par la municipalité
communiste, il se retrouvait seul, en butte aux pires
traquenards.
Mea
culpa marque-t-il également un tournant sur le plan
littéraire ?
Mea
culpa n'est pas un petit pamphlet écrit d'un
premier jet sous l'impulsion d'une colère : il y eut
plusieurs brouillons et le
dernier qu'on connaît
présente différents graphismes, des ratures qui sont
signifiantes. C'est un texte dense et riche sous une
forme comique. Dès 1933, auprès de Robert de Saint-Jean,
Céline confiait : " Il faut que j'entre dans le
délire, que je touche au plan Shakespeare ". Mais
c'est surtout dans Mort à crédit, comme il le
confie à Dabit, qu'il adopte le ton du délire.
Celui qu'on retrouvera dans Bagatelles comme son
ami Gutman le lui fait remarquer au début de l'ouvrage.
En 1936, à Joseph Garcin, Céline confiait : " Voyez
ce second livre, j'hallucine, j'exagère, bien, mais
c'est la loi du genre, ma loi - j'essaye d'alerter le
lecteur en fait ". Mais dès 1933, devant la violence
des bas instincts humains, Céline avait choisi d'y
opposer la violence d'un style. A Hélène Gosset qui
avait écrit un article sur le dressage des animaux à
Paris, il avait applaudit sa révolte sur le ton
hyperbolique qui sera désormais le sien : " Une cité
où de telles lâchetés sont applaudies doit être brûlée,
massacrée, gazée, et le sera ".
Seul
dans l'arène, bien avant Guernica, Céline avait entonné
son Canto puro, prévoyant que du ciel tomberaient
les foudres. Le ton était donné. Sans le ton du délire
adopté sciemment, Bagatelles serait illisible,
mortellement ennuyeux comme l'est La France juive
de Drumont. Contre la langue morte des politiciens, des
journalistes, des écrivains néo-classiques, de droite ou
de gauche, fascistes ou communistes, la majorité des
gens lettrés, cultivés, raffinés, contre le mensonge de
leur langue morte, convenue, et de leurs idées
générales, abstraites, inutiles, le délire célinien se
dresse comme un cri de liberté, d'individualisme,
d'authenticité. Contre le discours du sous-préfet aux
champs, le faux raffinement du fin lettré chinois, la
version latine et la rédaction composée, synonymes de
mort, le verbe de Céline revendique une liberté et une
vitalité, une contestation individuelle jaillie de
l'émotion personnelle, inimitable, un refus de tout
embrigadement idéologique, d'abrutissement publicitaire,
de conditionnement intellectuel.
Premières
phrases de Bagatelles : " Le monde est plein de gens
qui se disent raffinés, et puis qui ne sont pas, je
l'affirme, raffinés pour un sou. Moi, votre serviteur,
je crois bien que moi, je suis un raffiné ! Tel quel !
Authentiquement raffiné ". Rejet des discours
patriotiques appris au lycée, rejet des discours
humanitaires de la SDN, rejet des discours amoureux de
Racine, rejet des discours esthétiques de Proust.
Discours, discours... Blabla ! Ejusdem farinae...
Bagatelles,
qui ne devait être au départ qu' " un court livre, un
petit mélange, un entracte de 100 pages ", est la
suite de Mea culpa. Céline s'est découvert un don
de polémiste comique, une musique rageuse. Voyage
c'est du Chopin, du grand piano, Mort à crédit du
ragtime, du piano court, Mea culpa et Bagatelles
de la fanfare de rue, de la parade de cirque, de
bateleur avec chansons, danses, harangues,
plaisanteries. Céline puisait son inspiration dans des
spectacles de danse ou d'opéra, mais également, comme
les grands clowns, dans les spectacles de rues. Mea
culpa contient un éloge de la danse : " Si
l'existence communiste c'est l'existence en musique ;
plus râlante, borgne et clocharde, plus vacharde comme
par ici, alors il faut que tout le monde danse, faut
plus un boiteux à la traîne. / Qui ne danse pas / Fait
l'aveu tout bas / De quelque disgrâce... / C'est la fin
des hontes, du silence, des haines et des rognes cafouines, une danse pour la société tout entière,
absolument tout entière. Plus un seul infirme social,
plus un qui gagne moins que les autres, qui ne peut pas
danser ".
D'où vient ce
dicton sur l'aveu, la danse et la grâce ? Aucune note
dans l'édition savante des Cahiers Céline
sur l'origine de ce tercet. De Céline lui-même ? A
Milton Hindus, en 1947, Céline écrira : " Qui ne
danse pas fait l'aveu tout bas de quelque disgrâce "
disait une vieille rengaine française... " Céline a
l'art de brouiller les pistes tout en semant des petits
cailloux. Dans le prologue de Roméo et Juliette de Gounod, Capulet lance à la foule " Allons jeunes
gens ! allons belles dames ! (...) Fêtez la jeunesse Et
place aux danseurs ! Qui reste à sa place et ne danse
pas De quelque disgrâce Fait l'aveu tout bas... "
Les paroles sont de Jules Barbier et de Victor Carré. En
fait adaptation ou épitomé des vers de Shakespeare qui
fait dire à Capulet dans la scène IV de l'acte I : "
... which of you all / Will now deny to dance ? she that
makes dainty / She, I'll swear, hath coms ".
Shakespeare ! Le barde inspiré des fées et des
sorcières, du peuple et de sa langue, de ses menues
joies et ses danses mutines... Entre Shakespeare et Karl
Marx, Gounod et Staline, Céline avait choisi, entre les
mégaphones de Leningrad et les danseuses du Marinski,
entre Carnaval et Carême, entre l'organique et
l'intellect, la vie et la mort.
Céline
avait beaucoup lu, et beaucoup plus qu'on ne l'a cru
longtemps, mais il a occulté ses lectures. Il s'était
nourri de la plupart des grands classiques, comme
Villon, La Fontaine, Molière et Voltaire, Chateaubriand,
Georges Sand et Alexandre Dumas. Il disait avoir lu des
milliers de vers et n'en avoir trouvé que quelques uns
de " légers "... Il avait certainement lu Baudelaire et
Rimbaud, Elie Faure, Mac Orlan, Marcel Aymé. Il avait un
faible pour les chansons de Bruant, les récits de Claude
Farrère, les livres d'histoire de Lenôtre, et même pour
Les Conquérants
de Malraux. Il préférait Les
Historiettes de Tallemant des Réaux, Les Caquets
de l'accouchée, aux Mémoires de Saint-Simon.
Il avait certainement lu Renan, Michelet, Taine,
Gobineau et Anatole France. Il les cite. Qu'en avait-il
retenu ? Il avait vu beaucoup d'opérettes et de pièces
de théâtre, comme celles de Labiche ou de Gantillon, lu
beaucoup de récits de corsaires ou de marins comme La
Mer de Kellerman. C'est sous sa plume que j'ai
découvert le nom de Carmontelle, artiste peintre du
XVIIIe siècle, et auteur de petites comédies, plagiées
par Musset, et dont je n'avais jamais entendu parler.
Auprès de Joseph Garcin, avant d'entreprendre Voyage,
il vante Spengler, Bloy, Péguy et Vallès. Les rapports
de ces quatre auteurs avec l'art ou les idées de Céline,
même s'ils sont lointains ou brouillés, n'ont guère été
étudiés. Céline ne cite pas Hugo, ni Zola. Auprès de son
ami communiste Georges Altman, il vante, dès 1932,
Shakespeare et Dostoïevski, écrivains " qui posent
une question ". Dès lors on peut se demander quelle
question pose Voyage au bout de la nuit, et on
peut constater que bien peu ont tenté de répondre à la
question posée. Debrie ? De Roux ? Perugia ? Muray ?
Zagdanski ? Penseurs déclarés tendancieux, suspectés
d'hérésie, puisqu'ils abordent Céline sur un plan
messianique. Céline a pourtant donné la réponse à la
question posée dans le Voyage : elle est dans Mort à crédit, dans
Mea culpa et dans
Bagatelles. Si les lecteurs avaient compris le
message de Mort à crédit, Céline n'aurait
peut-être écrit Bagatelles. De Voyage,
Bernanos disait à Céline : " La mort, sujet de votre
livre, seul sujet ! " Non pas la mort physique, mais
la mort poétique, spirituelle, celle que Céline, seul
contre tous, dénoncera toute sa vie. La mort de la
petite musique individuelle, des émotions personnelles.
Le petit rire qui vient de soi.
En
1933, à Victor Molitor, âgé de seulement vingt-deux ans,
mais qui avait sillonné les mers, et qui lui demande,
non pas quels sont ses maîtres, mais quels sont ceux : "
qui lui ont fait consigner le sinistre fait social,
la déplorable conformité qui semble s'accuser dans la
conduite des groupements humains ", Céline répond "
Balzac, Freud et Breughel ". Balzac ! Détracteur
de l'homme modéré, de la médiocrité de son époque,
orphelin de Dieu, auteur de la comédie humaine, Balzac
qui a écrit : " L'homme est le même en haut, en bas,
au milieu " ou encore : " Tout le monde croit à
la vertu ; mais qui est vertueux ? " Freud, le
réinventeur de l'inconscient, du péché originel, du
désarroi de l'homme face à ses illusions et ses
mensonges... Breughel, peintre des joyeuses kermesses
populaires mais aussi du péril icarien à nier l'ordre de
la création. Toute l'œuvre
de Céline, de Semmelweis à Rigodon,
n'est-t-elle pas un cri de guerre contre tous les
asservissements, toutes les idées reçues ? On présente
toujours Bagatelles comme le premier pamphlet de
Céline, mais Voyage en son temps, par plus d'un,
a été lu comme un pamphlet. De même que Bagatelles
ne répond pas à la définition classique du pamphlet,
contenant des chapitres romanesques, des ballets, et des
éloges esthétiques.
Parce qu'il avait prononcé l'hommage à Zola, à la
demande de son ami Descaves, certains ont vu en Céline
l'héritier de Zola. Hommage, certes, et révérence aussi.
Zola croyait au progrès. Et Céline en doutait, annonçait
la guerre, et reprochait à Zola son optimisme. " Zola
croyait à la vertu, il pensait à faire horreur au
coupable, mais non à le désespérer. (...) Les mots
d'aujourd'hui, comme notre musique, vont plus loin qu'au
temps de Zola. Nous travaillons à présent par la
sensibilité et non plus par l'analyse, en somme du
dedans. " Tout un art poétique, fondé sur l'émotion,
les séparait. Et cette prophétie qui n'aurait pas déplu
à Murray : " Quand nous serons devenus moraux, tout à
fait au sens où nos civilisations l'entendent et le
désirent et bientôt l'exigeront, je crois que nous
finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté
". " Moraux " est-il écrit dans l'édition originale et
non " normaux " comme il a été imprimé dans le
Cahier
Céline... En conclusion de son " Hommage à Zola ",
Céline déclarait qu'il n'y avait rien à espérer du
naturalisme.
Alors,
Céline, héritier de Hugo, l'autre phare du XIXe siècle ?
Comment n'aurait-il pas lu Les Châtiments et Les
Misérables ? Les premières pages de Semmelweis
ont la même cadence épique et le même lyrisme que la
fresque hugolienne de " l'année 1817 ". Ce ne peut être
un hasard si dans L'Eglise, au chevet de Pistil
agonisant, Céline fait venir, en même temps que le
croquemort, le gardien du Musée Victor. Etait-ce dire
que l'œuvre de Hugo était
devenue un cimetière ? Possible. Dans Voyage,
tenu par Madelon et Robinson à Toulouse, le caveau aux
momies appartient à l'église Sainte Eponine. Sainte
Eponine ? D'où vient ce nom ? Il existe dans le
calendrier chrétien une Sainte Eponine, Gauloise portant
le nom de la déesse mère et condamnée à mort pour s'être
révoltée contre Rome. Il faudrait consulter le brouillon
de Voyage pour voir s'il y a eu une faute de
frappe. Mais Céline a pu vouloir rendre hommage à Eponine, cette " rose née sur le fumier ", aînée
des filles Thénardier, qui manie aussi bien l'argot que
Gavroche, son petit frère, et qui se sacrifie pour le
beau Marius. Comment ne pas entendre dans Voyage
un hommage et une réponse aux Misérables ? Mais
par son optimisme et ses envolées, Hugo, hélas, est
devenu le musée et la nécropole du siècle passé.
Au comité de lecture de Gallimard qui lui demandait de
résumer Voyage au bout de la nuit, oubliant Bardamu, Céline raconte l'histoire de Robinson, qui
s'est d'abord appelé Tourman, et en fait le protagoniste
du récit, le " prolétaire moderne ", " l'homme nouveau "
qui ne croit plus à l'amour, n'en veut pas, refusant son
discours, se sachant seul face à la vie et à la mort. " Si épaisse que soit la nuit, on aperçoit toujours une
lumière " proclamait Hugo. L'épigraphe de Voyage,
" dans le ciel où rien ne luit ", s'oppose à cet
optimisme. Qui mieux que Céline au XXe siècle a parlé de
la pauvreté sociale et mystique de l'homme habillé de
mensonges et de flatteries ?
Voyage est un livre inspiré et
aspirant. Céline a toujours eu une longueur d'avance sur
les artistes de son temps. Son œuvre
est révolutionnaire par ses différentes écritures, ses
constructions novatrices. Voyage fut une
révolution, choqua les bonnes âmes et les académiciens.
Il nous paraît aujourd'hui classique. Mort à crédit
allait plus loin encore dans la révolution du style et
choqua encore plus, même l'intelligentsia de gauche.
Pourtant Mort à crédit contenait autant de
critiques à l'égard du système en place mais la
dénonciation des utopies du siècle dut déplaire à
certains.
Guignol's
band où Céline portait au plus haut point son art du
rythme et du lyrisme, véhiculant moins d'idées, tout au
moins apparemment, déconcerta les admirateurs de
Voyage ou de Bagatelles. Que dire de
Féerie ? Le silence de la critique ne fut pas
seulement politique. Ce n'était plus de la littérature
mais le duende du cantaor, la Ballade des
pendus de notre XXe siècle. Céline est l'unique
écrivain qui, d'un livre à l'autre, comme certains
peintres ou certains musiciens, s'est renouvelé alors
qu'il aurait pu exploiter le filon de Voyage. La
révolution esthétique qu'il proposait et qu'il explique
dans Bagatelles pour un massacre, contre la prose
néo- classique, la traduction mentale, le mécanisme
plaqué, le biscornu cérébral, l'effet de surface, l'art
mort, n'a pas été comprise, encore moins suivie.
Révolution qui pourtant prend sa source, a ses modèles
chez les grands classiques... tous les auteurs qui, de
siècle en siècle, - de Rabelais à Hugo, de Villon à
Rictus -, ont prêché pour un style plus authentique.
Il y a des gens qui préfèrent la variété anglaise au
jazz, les surréalistes ou abstraits aux
impressionnistes, les disques aux concerts, le cinéma au
théâtre, la pétanque en Wifi à la boule en plein air,
les amitiés Facebook aux rencontres réelles, en se
croyant à la pointe du progrès. Tout ce qui est
mécanique est de la mort pour Céline. Dans l'épilogue de L'Eglise, c'est Rissolet, le croque-mort, qui est
fasciné par le phonographe : il ne regarde même pas
Elisabeth danser. Les œuvres
de Céline sont un défi à l'idéal du XXe siècle. Il faut
préférer Bosch ou Breughel à Picasso, Couperin ou Chopin
à Bartok, La Fontaine ou Chateaubriand à Sartre,
Offenbach à Wagner pour comprendre le défi esthétique de
Céline. Entre Casse-pipe et L'Etranger,
les professeurs préfèrent enseigner le second ; c'est
plus présentable et plus facile à commenter. Moins drôle
aussi, mais le rire, le franc rire, pas celui de Beckett
ou de Ionesco, c'est plus difficile à analyser.
J'ai
l'impression que l'œuvre de
Céline n'est pas encore étudiée au niveau où elle
mériterait de l'être. Un gros travail a été fait, mais
les études céliniennes n'en sont qu'à leur début, au
premier palier. C'est un peu normal. Après tout, il a
fallu attendre plus de cent ans pour que Flaubert soit
étudié à sa juste mesure, échappe aux jugements idiots
des Goncourt ou de Léautaud. Rabelais a attendu trois
siècles avant d'être lu à ses divers niveaux. Quand
Aragon, communiste depuis 1927, demande à Céline "
pourquoi écrivez-vous ? ", on présente la réponse de
Céline comme une " dérobade " ou une "
pirouette ", parce qu'il ne répond pas, comme Aragon
l'eut souhaité, " pour donner de l'espoir à la classe
ouvrière ", mais parce qu'il pose la question de
savoir pourquoi " les hommes, tous les hommes, ont la
manie de créer, de raconter des histoires ", ce qui
place la question à un niveau plus élevé. Et cette
réponse creuse le fossé entre " l'écrivain " que ne
voulait pas être Céline et le conteur qu'il est avant
tout.
"
Ça a débuté comme ça
" n'est pas une préciosité, mais une réponse orale,
vivante, en face à face, à la question posée par le
lecteur. Question sur un sujet qu'on n'a pas éclairci,
sauf par Serge Kanoky. Je lui laisse la primeur de la
réponse. Céline ne parle pas de voyages au pluriel, de
ses voyages autour du monde, comme beaucoup l'ont cru à
l'époque, s'arrêtant aux anecdotes pittoresques à la
mode en son temps. Son voyage est imaginaire, il le dit,
nous prévient. C'est une histoire de fantômes, un
délire, une suite de rêves et de cauchemars, " aux
confins des émotions et des mots ", " une
symphonie littéraire plutôt qu'un véritable roman ".
Cette conception du roman est encore à analyser.
Littérairement et historiquement, on manque encore de
recul. Des années décisives de la vie de Céline, à
Londres, en Suisse, en Bretagne, sont peu connues. Ses
lectures également. On ignore ce qu'il pouvait savoir de
la révolution bolchévique, de ses chefs, de leurs
discours, ou de ce qu'il pouvait savoir de la politique
anglaise, américaine, et de la politique allemande des
années 30. Il faudrait lire les journaux de l'époque et
non les livres d'aujourd'hui. Le docteur Destouches
avait-il lu dans Monde du 8 mai 1930 ce dialogue
entre Georges Wells, dénonçant la perversion du mythe du
prolétariat et Henri Barbusse excusant tout " catéchisme
" au nom de l'idéal et de " la conscience des chefs " ?
Au dispensaire, Céline lisait Monde de Barbusse.
En 1933, Edouard Herriot, revenant d'Ukraine, peu après
la grande famine (cinq à six millions de morts) déclara
qu'il n'avait vu que prospérité ! La violence de
Bagatelles, aujourd'hui nous est inadmissible. Il
faudrait la lire avec les yeux d'un lecteur de l'époque.
C'était le temps des insultes hyperboliques. En 1939,
dans Les Cahiers du bolchévisme, Maurice Thorez
décrivait Léon Blum comme un " reptile répugnant,
chacal, laquais des banquiers de Londres, mouchard,
belliciste enragé... (...) Blum aux doigts longs et
crochus, auxiliaire de la police, mouchard, qui a
l'aversion de Millerand pour le socialisme, la cruauté
de Pilsudski, la férocité de Mussolini, la haine de
Trotski pour l'Union soviétique... "
Céline fréquentait beaucoup de gens très différents. Il
y aurait des recherches à faire dans ces directions.
Avait-il vraiment lu Fichte et Hegel en Angleterre comme
le prétendra Geoffroy ? Qu'avait-il pu retenir de
Gobineau et d'Elie Faure qu'il dira avoir lu ? Il faut
plaindre les futurs biographes de Céline... Nous sortons
à peine d'un XXe siècle confus et atroce, que l'on
regarde encore avec émotion ou passion. Les causes de la
première guerre mondiale paraissent maintenant absurdes,
mais la génération de Céline s'y est engloutie avec un
enthousiasme et un héroïsme peu compréhensibles
aujourd'hui. Nous ne sommes pas sortis de la seconde
guerre mondiale . On craint même des répétitions de
l'Histoire sur les lieux mêmes du crime, oubliant que le
crime s'est déplacé en d'autres contrées. Dans cette
Corée qui inquiétait si fort Céline en son exil, lubie
sans doute, mais prophétique.
Quand
on lit Bagatelles, on pense aux morts dans les
camps, on a des chiffres et des images et des récits
atroces dans la tête. En lisant Mea culpa ou
Bagatelles, on ne pense pas aux millions de paysans
et de " petits bourgeois " russes qui ont mangé de la
terre et de la chair humaine. On a peu d'images du
goulag en tête. Les lycéens en ignorent tout. Notre
lecture de Céline est prisonnière de notre connaissance
limitée de l'Histoire à certaines atrocités, dont nul ne
devrait exclure ou excuser l'autre. En 1936, le danger,
pour Céline, venait du bolchévisme, de la Russie, et du
continent asiatique. Des politiciens chevronnés
pensaient de même. Dans le creux de la vague et au
milieu de la tempête, il craignait pour la France et
l'Europe la guerre civile qui ravageait l'Espagne.
Réaction de peur, partagée par d'autres qui n'étaient
pas forcément fascistes, mais anarchistes, socialistes,
bourgeois ou émigrés russes. Le fascisme, pour lui,
n'était qu'une réaction temporaire, due à la faiblesse
des démocraties, contre le communisme.
Sympathie pour le fascisme ? Dès mai 1933, à Elie Faure,
Céline écrivait : " Regardez ce qui se passe en
Allemagne - Une déliquescence générale de la gauche.
(...) Si nous devenons fascistes. Tant pis. Ce peuple
l'aura voulu. Il le veut. Il aime la trique. (...) Nous
sommes tous en fait absolument dépendant de notre
Société. C'est elle qui décide de notre destin. Pourrie,
agonisante est la nôtre. J'aime mieux ma pourriture à
moi, mes ferments à moi que ceux de tel ou tel
communiste ". Cynisme ? Céline fréquentait des
Allemandes. Ignorait-il que les communistes allemands
avaient préféré, sur ordre de Moscou, l'hitlérisme à la
social-démocratie, pensant que le nazisme serait un mal
passager qui amènerait au triomphe final du communisme ?
Bagatelles est un pamphlet politique mais aussi
un pamphlet esthétique. On passe à côté du véritable
enjeu de Bagatelles. L'enjeu esthétique et
existentiel. L'œuvre de
Céline s'oppose aux valeurs esthétiques du XXe siècle,
au triomphe du surréalisme, de l'art abstrait, de la
littérature à thèse ou du style académique. Céline avait
comparé son combat à celui des impressionnistes contre
les néo- classiques, mais demain ce peut être le combat
de l'art figuratif contre l'art des abstractions ou des
anamorphoses. Des gens instruits et raffinés préféraient
Duhamel ou Sully Prudhomme à Baudelaire ou Bernanos.
Ce n'est plus le cas. Mais d'aucuns préfèrent encore
Sartre ou Queneau à Céline. Cela sera-t-il le cas dans
cinquante ans ? Ceux qui annonçaient dès les années 30
que Céline serait illisible, sont aujourd'hui, vingt ans
plus tard, ceux qu'on ne réédite même plus.
L'idée d'un Dictionnaire Céline
était excellente et occupait plusieurs chercheurs.
Malheureusement Alméras, si brillant par ailleurs,
pressé par le temps, a bâclé son travail. Son Dictionnaire est plein d'erreurs de dates et de
noms, de lacunes et d'approximations, de citations
tronquées, de méconnaissances étonnantes, d'affirmations
fallacieuses. Travail fait à la hâte, et coloré de parti
pris idéologique. J'ai écrit trois articles pour éviter
aux étudiants de citer ce livre sans vérifier par
eux-mêmes les sources. Sans illusions hélas. Le livre
était séduisant, alerte, sagace, connut un grand succès,
même parmi les céliniens avertis. Il n'est pourtant
guère fiable pour des chercheurs sérieux. On attend une
réédition revue et corrigée, mais le paternalisme
goguenard, les jugements politiques d'Alméras envers
Céline ne varieront guère.
Céline,
bien sûr, n'appartient à personne, ni aux universitaires
ni aux éditeurs, et il est des grognards, des
francs-tireurs, des obscurs, qui ont enrichi notre
connaissance de Céline, autant que les chapeaux pointus.
Un conducteur du métro, un bouquiniste des quais de la
Seine, un amateur de vieux papiers, un petit professeur
de collège, un ancien peintre en bâtiment, ont souvent
déniché des textes inédits et auraient eu à nous en
apprendre sur leur approche de Céline. Un libraire comme
Henri Thyssens a crée un site internet d'une érudition
inégalée. L' œuvre de Céline
est une cathédrale avec ses saints, ses gargouilles et
ses diables, ses petites chapelles et ses grandes
orgues, ses visiteurs et ses serviteurs.
Jansénistes
et jésuites, artisans et commerciaux, partisans et
détracteurs, poètes et prosateurs, analystes et
romanciers, s'y croisent, s'y défient, s'épaulent ou se
détestent. Céline ne laisse guère indifférents les
amateurs de littérature. Son œuvre
est lisible à plusieurs niveaux, abordable sous
différents angles. Sa richesse semble inépuisable.
Personne ne peut se targuer d'en avoir fait le tour.
Pourtant, en Grande Célinie, que d'individus assoiffés
de gloriole, de " m'as-tu vu, m'as-tu lu... ", de "
premier, fus à dire et écrire... ", soignant leur
narcissisme ! Que d'écrivains jaloux se déguisant en
critiques ! Céline échappe à toute définition, comme
tout grand créateur. Céline est bien vivant. Que
d'auteurs glorifiés de leur vivant - alors que Céline
était ignoré - sont aujourd'hui oubliés !
Dans
un ouvrage intitulé Céline l'infréquentable ?
(Jean Picollec, 2011), Joseph Vebret proposait huit
entretiens de " céliniens incontestés (...) qui font
autorité ". D'aucuns pourraient légitimement
s'étonner d'une telle proximité affective entre l'objet
d'étude et les intervenants. Des staliniens incontestés
pourraient-ils en effet produire un travail objectif sur
le " Grand Guide des peuples " ?
C'était
le choix de l'éditeur... Il lui a semblé intéressant
d'interroger des céliniens de générations différentes,
au parcours divers, de motivations différentes. Céline
n'est pas Staline. Céline n'a exercé aucun pouvoir,
Staline les avait tous. Céline n'a pas été
particulièrement fêté en Allemagne nazie. Des
écrivains communistes ont été fêtés au pays du goulag.
Aragon reçut le prix Lénine et son nom est donné à des
rues, des lycées, une station de métro. Céline ne reçut
aucun prix nazi et n'a même pas une plaque, un
cul-de-sac, à son nom. Il y a des céliniens très
anti-céliniens. Certains et non des moindres ont cherché
à réduire l'œuvre à une
recette commerciale, d'autres à faire de l'homme " le
salaud du XXe siècle ".
J'ignore
s'il en est de même du côté d'Aragon ou de Sartre. Ou
les historiens ont un temps de retard ou leur jugement
de valeur est partial. Je ne suis pas, mais pas du tout,
" un célinien incontesté faisant autorité "...
C'est une formule publicitaire. Il est clair que Vebret
a choisi d'interroger des céliniens qui montrent une
certaine sympathie envers leur auteur, mais elle n'est
pas inconditionnelle. Si certains reconnaissent à
Bagatelles des qualités littéraires, capitales, en
dépit des idées politiques, ils ne nieront pas que
certains chapitres soient illisibles aujourd'hui.
L'Ecole des cadavres n'est pas leur livre préféré,
malgré son foisonnement de néologismes et d'innovations
syntaxiques.
Comment être véritablement neutre ou impartial avec
Céline ? Et il en est, en a été, de même avec beaucoup
d'autres écrivains. Voltaire a été détesté pour ses
sarcasmes envers la religion catholique par bien des
générations de lecteurs catholiques. Chateaubriand n'a
pas dû beaucoup plaire aux militants laïcs et
républicains. Il n'y a pas si longtemps, l'un de mes
meilleurs élèves, d'origine juive, refusait d'étudier
Candide à cause des moqueries contre les rabbins. Et
il ignorait tout du Dictionnaire philosophique !
Alors, Céline ! Le proposer à l'étude dans une classe
soulève souvent des refus, même après une longue
présentation qui se veut sans concession. On n'a pas le
moindre problème avec Agrippa d'Aubigné ou avec Ronsard
malgré leurs anathèmes. On peut chanter A la Bastille
de Bruant sans passer pour antisémite et son portrait
peint par Lautrec orne les rues d'Albi.
On
peut étudier les orateurs de la Révolution sans qu'un
élève avec un nom à particule ne lève la main pour
contester. Les descendants des guillotinés de 93 sont
évidemment peu nombreux dans une classe. Robespierre et
Danton n'incarnent plus le Mal. Quand on célèbre la
Révolution, on oublie ses excès, et on la fête en bloc.
On devrait en faire autant avec Céline, mais pour
certains, Céline est la figure du Mal et on occulte sa
révolution esthétique à cause de ses excès politiques.
Le choix de Vebret peut se défendre. Les ouvrages
critiquant Céline, remettant en question l'homme ou l'œuvre,
aujourd'hui, trouvent davantage d'éditeurs que des
essais sans couleur idéologique... Depuis quelques
années, la parole est plus souvent donnée aux
détracteurs de Céline qu'aux chercheurs consciencieux.
Même aux novateurs ! Je pense à Serge Kanoky qui a écrit
un essai sur Céline, original, ouvrant des portes,
facile à lire, et qui ne trouve pas d'éditeur...
Je
ne prétends à nulle " autorité "... Ceux qui s'en
octroient une me font sourire, surtout s'ils croient
incarner une cause. Je ne crois pas à " l'objectivité "
en littérature ou en histoire. Ce ne sont pas des
sciences exactes. Les historiens en sont encore à
s'affronter sur les millions de morts d'un côté et de
l'autre de telle ou telle idéologie, alors qu'un seul
mort est déjà de trop... Je me suis spécialisé dans la
recherche biographique. J'ai interrogé les derniers
témoins, éclairé quelques visages restés dans l'ombre,
établi quelques correspondances entre les modèles et
leur avatar, exhumé quelques lettres, rétabli quelques
faits et dates, préférant mettre l'éclairage sur de
courtes séquences plutôt que de prétendre à une synthèse
qui me semble impossible. J'ai réagi quelquefois à
certains propos qui me semblaient exagérés, certaines
citations tronquées ou extraites de leur contexte,
certaines interprétations qui me semblaient
outrancières, et puis j'ai renoncé aux vaines polémiques
qui ne convainquent jamais un interlocuteur sûr de sa
vérité.
Toute analyse, toute approche de Céline me semble
toujours intéressante et contestable à la fois. Céline
demeure pour moi un point d'interrogation. C'est
peut-être le signe du génie. A moins d'être simpliste ou
sectaire, et surtout peu curieux, Céline échappe à toute
définition et à tout commentaire définitif. Vebret
aurait pu donner la parole à certains détracteurs de
Céline, mais ils ont d'autres moyens de communication,
et ceux qu'il a interrogé ne sont pas des fanatiques. Ou
alors le mot fanatique ne veut plus rien dire.
Personnellement je me moque des affinités politiques ou
morales d'un chercheur si sa production apporte du
nouveau ou entraîne la réflexion. Je n'ai pas conservé
tous les livres que j'ai lus sur Céline, mais ma
bibliothèque contient des ouvrages d'auteurs réputés de
droite comme de gauche, d'extrême droite comme d'extrême
gauche, donc d'études orientées dans un sens ou l'autre,
et qui me semblent intéressantes. J'essaie toujours de
comprendre et je comprends même qu'on puisse détester
Céline, aussi bien l'homme que l'œuvre.
Chacun a son histoire et ses tropismes. J'admire la
probité dont fait preuve Zagdanski à étudier Céline, y
compris et surtout Bagatelles - qu'il tient pour
un grand livre - en dehors de toute passion affective,
alors qu'il aurait des raisons pour manifester un
dégoût. Ce que je comprends moins, j'avoue, ce sont les
thésards qui ont consacré des années de leur vie à un
auteur qu'ils détestent. A moins de se livrer comme
Jérôme Bosch à la tératologie. Mais le plaisir que prend
le chacal à dépecer la carcasse du lion mort ou la
fierté de faire claquer au vent un drapeau, d'incarner
une morale ou de défendre une valeur, c'est de la
politique, du cabotinage, et cela nous éloigne de la
littérature, du plaisir de lire...
La Célinie est une véritable auberge
espagnole. Chacun a son Céline et y met ses fantasmes.
C'est du chacun pour soi et à couteaux tirés. Chez les
proustiens ou les bloyens, il paraît qu'il en est de
même, en plus feutré ou plus rageur. Les délires de
Céline incitent à l'hyperbole. Créée en 1976 par Alméras,
Dauphin et Godard, la Société des études céliniennes eut
comme présidents, après Alméras, André Lwoff, prix Nobel
de médecine, Gérard Antoine, recteur de l'Université, et
François Gibault, avocat libéral. C'est dire le sérieux
de cette société. Elle regroupe des chercheurs modestes
et sérieux, en dehors de toute passion politique ou
partisane, et a publié des études variées et utiles.
Quand j'ai commencé à lire du Céline, en 1964, il y
avait deux sortes de librairies : les bonnes qui avaient
du Céline en rayon et les mauvaises qui n'en avaient
pas. Soit la " bonne librairie " était tendance Brassens
et Ferré, soit elle vendait du Bardèche et du
Brasillach. Entre les deux, dans les librairies chics, à
peine le Voyage et Mort à crédit entre des Camus
et des Sartre à la file indienne. C'était un véritable
western. Il nous fallait des ruses de sioux pour
dénicher un Féerie ! On avait l'air de
comploteurs dès qu'on parlait de Céline. Les études
littéraires ou biographiques étaient peu nombreuses :
les revues de L'Herne, les études de Debrie et de
Marc Hanrez. En 1967, quand Dominique de Roux vint à
Aix-en-Provence, ville universitaire, dédicacer sa Mort de Céline à la librairie " Champagne ", malgré
les annonces dans la presse locale, nous ne fûmes que
deux à nous présenter à lui. On nous prit en photo.
Mon sujet de maîtrise était choisi, ce serait Céline, à
la grande joie de mon ami Henri Mahé. Je rencontrais
d'abord grâce à lui, ceux qui avaient connu Céline et
qui étaient encore en contact avec le peintre : Aimée Barancy, Clément Camus, Lucette Destouches en juillet
1966, Hélène Gallet, Colette Turpin, le colonel Rémy.
Plus tard, à la suite de bien des hasards,
j'interrogerai Arletty, Georges Arzel, Jean Bonvilliers,
Germaine Constans, Georges France, Gaby Gen Paul, Roger
Lécuyer, Jeanne Le Gallou, Maguy Malosse, Tinou Le
Vigan, Volny Mourlet, Piéral, Trésa Saban, Jean
Seltensperger, Eliane Tayar, Madame Tuset. J'ai pris des
notes, me souviens de tout. Mais combien je regrette de
n'avoir pas osé leur poser plus de questions...
En mai 1969, à Aix-en-Provence, je prenais rendez-vous
avec le professeur Raymond Jean que j'avais entendu dire
" Céline, c'est notre Shakespeare à nous ", pour
lui demander de patronner mon mémoire de maîtrise qui
porterait sur les transpositions biographiques dans les
trois romans de Céline à partir de témoignages inédits.
J'eus pour réponse : " Mai 68 est trop proche de
nous, cela pourrait nous créer des histoires, nuire à
notre avenir, mais vous pourriez entrer dans une équipe,
faire un mémoire à plusieurs sur un thème général...
" Même échec auprès d'autres... Céline faisait peur aux
universitaires ! Renoncer à Céline, étudier Rutebeuf ?
Une amie me confia que son oncle, professeur à Paris,
serait intéressé par Céline. Je rencontrai ainsi à la
Sorbonne le professeur Jacques Robichez, spécialiste de
Romain Rolland, mais qui dirigeait déjà une thèse sur
Céline, celle de Jean-Pierre Dauphin que je rencontrerai
plus tard. Ce fut donc à cause de Céline que je quittai
Aix. Le service militaire m'envoya à Sigmaringen et à
Baden-Baden. Je ne vis mon directeur de maîtrise que
deux fois : pour lui soumettre un plan et pour recevoir
ma mention.
En 1976, Jean-Pierre Dauphin organisait une bibliothèque
Céline à Jussieu, soutenait sa thèse, créait la Société
des études céliniennes, et en 1977 m'invitait à écrire
des notices pour les Cahiers Minard. La même
année étaient publiés l'Album Céline en Pléiade
et le premier tome de la biographie par François Gibault.
Céline n'était plus tout à fait tabou et je n'étais plus
tout à fait seul. Je rencontrais au fil des ans quelques
céliniens historiques : Eliane Bonabel, Paul Chambrillon,
Lucien Combelle, Henry Coston, Jacques d'Arribehaude,
Nicole Debrie, Pierre Duverger, Jean Guenot, Alphonse
Juilland, Pierre Monnier, Serge Perrault, Robert Poulet.
Et ceux de ma génération : Philippe Alméras, Jean-Pierre
Dauphin, Henri Godard, Pierre Lainé, Marc Laudelout,
Jean-Paul Louis, Pierre-Edmond Robert, Henri Thyssens.
Que de souvenirs ! Je raconterai un jour ces rencontres.
Sans oublier les marginaux comme Marc Augier, Alphonse
Boudard, Guy Debord, Willy de Spens. En 1983, au Colloque de La Haye, je fais ma première communication :
l'étude graphologique des écritures de Céline. Je
découvrais alors le milieu des chercheurs céliniens.
Les céliniens ! Que de fois ai-je entendu vitupérer "
les céliniens "... C'est fort mal les connaître. Car "
les céliniens ", ça n'existe pas. Chacun a sa
motivation, son chemin, sa spécialité. Chacun apporte sa
pierre, fait part de sa lecture. Aucun ne se ressemble.
Céline ne les rassemble que lors de colloques
internationaux. Et c'est la joie des retrouvailles, la
curiosité des dernières découvertes. Parfois le " scoop
" ! Mais chacun a son Céline. Et c'est tant mieux ! L'œuvre
est tellement riche qu'on peut l'aborder sous des
centaines d'angles. Le grammairien n'est pas forcément
intéressé par le biographe. Et entre biographes les
divergences existent. Il nous arrive bien sûr de nous
entraider, de faire appel à tel ou tel, spécialisé dans
un domaine, à passer des semaines pour trouver un
renseignement. Travailler à plusieurs demande beaucoup
de tolérance et d'humilité. Des petits groupes y
arrivent. Ils sont les plus modestes. Bien vaniteux
celui qui dit connaître l'homme ou l'œuvre
! Bien prétentieux celui qui lance " Céline ! Salaud ! "
Ça pose... Cela fait bien à
la télévision...
Je
peux vous donner une première liste des ouvrages qui me
sont utiles ou qui m'ont appris des choses, mais je
serai partial, vais oublier des amis, m'intéressant plus
à la biographie qu'aux commentaires ou interprétations.
Du
côté des idées, m'ont laissé une forte impression : d'Aebersold,
sa Goétie. D'Alméras, Céline entre haines et
passions. De Bellosta, Céline ou l'art de la
contradiction. De Brami, son Céline. De
Nicole Debrie, Il était une fois Céline et les
autres. D'André Derval, les 70 critiques de Voyage
et L'Accueil critique de Bagatelles. De Donley, La Petite Musique. D'Elie Faure,
Découverte de
l'archipel. De Serge Kanony, son inédit Céline ?
C'est ça !... De Muray, son Céline. De
Dominique De Roux, La Mort de Céline. De Taguieff,
L'Antisémitisme de plume. De Tettamanzi, Esthétique de l'outrance.
Du
côté de la biographie : d'Alliot, Céline au Danemark
et Céline à Bezons. De Bastier, Le Cuirassier
blessé. De Dauphin, la Bibliographie des écrits
de Céline (1985, non réédité). De Ferrier, Céline
et la chanson. De Gibault, la biographie, cela va
sans dire. De Godard, son Céline. D'Hindus, Céline tel que je l'ai vu. De Juilland,
Elizabeth
et Louis. De moi-même et de Pécastaing, Images
d'exil. De Paul del Perugia, son Céline. De
Monnier, Ferdinand furieux. De Pedersen, Le
Danemark a-t-il sauvé Céline ? De Perrault, Céline de mes souvenirs. De Pollet,
Escaliers.
De Poulet, Entretiens familiers. De Gaël Richard, Dictionnaire des personnages et Le Procès Céline.
Bien
sûr aussi et surtout, à paraître, le Dictionnaire de
la correspondance, dû à Jean-Paul Louis, Gaël
Richard et moi-même. Evidemment, les Pléiade, les
Cahiers Céline, les Années Céline, les
Etudes céliniennes, les Actes des colloques
organisés par la Société des études céliniennes, les Bulletins céliniens, les disques et vidéos, et tous
les livres de correspondance.
(Propos recueillis par
Emeric Cian-Grangé, Le Petit Célinien, 1er juillet 2012).
***
ENTRETIEN AVEC Pierre-Marie MIROUX
Agrégé
de Lettres modernes, Docteur ès-Lettres et Professeur
honoraire en classes préparatoires aux Grandes Ecoles,
Pierre-Marie MIROUX a publié en 2006 Matière et
lumière : la mort dans l'œuvre
de L.F. Céline aux éditions de la Société d'études
céliniennes, dont il est un membre actif. Il nous
présente aujourd'hui son nouvel essai, Céline :
plein Nord, une anthologie d'articles sur les liens
de Céline avec cette région française.
Dans
un premier article, vous retracez très précisément la
généalogie nordiste de Céline, finalement peu connue.
Céline n'a donc pas inventé son ascendance flamande ?
Céline n'a absolument pas inventé son
ascendance nordiste. Par contre il l'a confondue avec
une ascendance flamande, mais tout le nord de la France
et toute une partie de la Belgique ne se réduisent pas
aux Flandres, même si une partie du département du Nord
et une partie de la Belgique sont flamandes. La famille
de Céline est originaire du sud du département du Nord,
à l'entrée de la région dite de l'Avesnois, région de
bocage que l'on appelle parfois localement " la petite
Suisse du Nord ". On n'est donc pas du tout dans le plat
pays flamand néerlandophone. D'où vient cette confusion
? Est-ce que dans la famille de Céline, on assimilait
déjà Nord et Flandres ? Est-ce parce qu'il a découvert
le Nord à travers les Flandres, en Belgique, à Poelkapelle, là où il fut blessé, puis à Hazebrouck,
ville de Flandre française où la langue populaire était
le flamant (comme le prouve le surnom donné au frère
d'Alice David, Maurice, surnommé Mau'tje - le tje étant
un diminutif flamand caractéristique) ? Ou parce que ça
l'arrangeait pour pouvoir se rapprocher de peintres
correspondants à ses goûts comme Brueghel ou Jérôme
Bosch ?
Le plus probable est qu'il n'a jamais recherché vraiment ses origines
nordistes et que le nom même de la ville du Quesnoy
était oublié dans la famille : il s'est donc contenté de
cette assimilation entre Nord et Flandres. Si Céline
avait su qu'il avait eu des trisaïeuls ayant vécu à
Valenciennes, nul doute qu'il n'aurait pas manqué de les
évoquer en rapport avec la dentelle de cette ville dont
il parle à plusieurs reprises dans ses romans :
l'occasion aurait été trop belle !
L'expérience
de la guerre va profondément bouleverser la vie de
Céline. Et c'est dans le Nord, à Poelkapelle, qu'il sera
blessé en octobre 1914 et transporté à l'hôpital
d'Hazebrouck jusqu'en décembre 1914. Vous dites que
c'est à cet endroit qu'il vivra les scènes de
bombardements, de flots de réfugiés, ces visions
apocalyptiques que l'on retrouvera notamment dans
Voyage au bout de la nuit ?
Hazebrouck était tout près de la ligne de front. Il évoque le bruit
du canon qu'il entend de son lit d'hôpital. C'est
également une ville qui a vu arriver un nombre
considérable de réfugiés belges, ou d'autres villes du
département du Nord, comme Lille : la sœur
d'Alice David, Angèle, était réfugiée de Lille, ville
occupée par les Allemands pendant toute la durée de la
guerre. De même, on voit que M. Houzet qui s'est occupé
de lui, à la demande de son père, pendant son séjour à
Hazebrouck, s'inquiète pour sa mère, âgée, bloquée à
Lille jusqu'à la fin des hostilités.
Céline a sûrement ressenti tout cela, bien que l'hôpital où il se
trouvait ait été un cocon protecteur. Ce qu'on peut
trouver dans Voyage au bout de la nuit sur ce
thème, vient de là et des combats des Flandres en 1914.
Mais les grandes visions apocalyptiques de la trilogie
allemande viennent bien sûr de son expérience de réfugié
en Allemagne en 1944-1945.
C'est à Hazebrouck qu'il fera des rencontres
signifiantes. Le Docteur Sénellart, qui sauvera son
bras, mais surtout l'infirmière Alice David, dont vous
nous faîtes découvrir la vie. Quel type de relation a
t-elle entretenu avec Céline ?
J'ai essayé d'éclairer au maximum la relation d'Alice et du jeune
cuirassier Destouches. Pour cela nous avons les lettres
d'Alice qui montrent clairement qu'elle a éprouvé des
sentiments amoureux pour Céline, ou, au moins, des
sentiments d'amitié amoureuse. Est-ce allé plus loin ?
Y aurait-il eu une vraie liaison, d'où serait née une
petite fille ?
Tout le mystère est là. Des rumeurs en ont circulé apparemment pendant la
guerre, et encore longtemps après, s'il faut en croire
Mme Cauwel, infirmière comme Alice en 14-18. En même
temps, la petite nièce d'Alice affirme que, d'après les
souvenirs qu'elle a gardés de sa grand tante, cela est
inconcevable, mais elle n'a connu Alice que beaucoup
plus tard, quelques années avant sa mort.
Dans leur correspondance, on sent une femme
amoureuse, malgré ce qui peut les séparer ; d'abord leur
âge, elle a vingt ans de plus que le jeune soldat
Destouches. Céline a t-il été aussi attaché à elle,
qu'elle à lui ?
Céline n'a sûrement pas été attaché à Alice autant qu'elle à lui.
Cependant il faut être prudent car l'évolution de Céline
est très rapide à partir de 1915. Son séjour en
Angleterre, ses fréquentations d'alors, son mariage
même, puis ensuite son épopée africaine, vont le
transformer très vite. Mais dans le court moment où il
fut à Hazebrouck, le réconfort d'une femme comme Alice,
et l'affection qu'elle lui portait, lui ont sans doute
été très précieux : il n'avait que 20 ans, il sortait de
quelques mois d'horreur des combats, il était
sérieusement blessé : il y avait donc de quoi être
véritablement perturbé. Je pense que l'amour d'Alice a
alors compté pour lui et qu'il ne l'a j amais oubliée :
la preuve en est qu'à travers toutes les pérégrinations
de sa vie, il a toujours conservé ses lettres.
Une
relation qui se retrouve bien sûr dans les romans.
Pouvez-vous nous parler de cet épisode de Greenwich dans
Guignol's band ?
Le
court passage de Guignol's band que je cite où Céline
raconte ses escapades en bateau de Londres à Grenwich
est très révélateur de sa manière de faire. Céline, avec
ses romans, n'a pas écrit ses Mémoires. Il choisit des
épisodes de sa vie, les assemble, le plus souvent dans
un ordre dont nous savons qu'il n'a rien de
chronologique, et reconstruit une œuvre
personnelle avec ces matériaux. Il a choisi de ne pas
parler explicitement d'Alice et de son séjour à
Hazebrouck auquel il ne fait que quelques allusions dans
toute son œuvre. Seule la
connaissance d'éléments extérieurs au texte m'a permis
de relier cet épisode féerique des promenades en bateau
de Londres à Greenwich aux visites, rares sans doute,
redues aux enfants d'Angèle David réfugiés chez les
Ursulines de Greenwich (chez lesquelles était religieuse
une autre sœur d'Angèle et
d'Alice), pendant que leur mère était à Hazebrouck et
leur père à Lille où il exerçait son travail de
marbrier. Le thème féerique de l'eau se comprend encore
mieux
ainsi puisqu'il était, dans la réalité, relié à des
enfants, autres êtres de la féerie chez Céline.
Vous
réunissez de nombreux éléments, d'abord biographiques
puis littéraires (Voyage, Guignol's band II et III),
qui permettent de penser à la naissance d'une fille,
fruit de cette relation. Vous allez même jusqu'à montrer
que la vérité romanesque deviendrait plus vraie que la
vérité biographique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Au risque de paraître très prétentieux, je pense que l'idée que la
vérité romanesque serait plus vraie que ce que nous
pensons savoir de la vérité biographique est une idée
qui ouvre des voies à la recherche célinienne. Il n'y a
aucune trace retrouvée jusqu'à présent de la naissance
d'une fille de Céline en 1915, et pourtant il y a des
allusions troublantes à un tel phénomène dans son
œuvre, notamment dans les
ébauches de ce qu'on appelle Guignol's band III.
Je pense que, chez Céline, tout est vrai - il dit
suffisamment qu'il est un chroniqueur - mais qu'il a
transposé la réalité, et du même coup crypté son
œuvre, d'une façon que nous
commençons seulement à entrevoir vraiment. Je suis
persuadé qu'il y a encore beaucoup de recherches à faire
dans ce domaine.
Une
hypothèse intéressante aussi est celle d'une Alice David
sous les traits d'Alcide, le fameux personnage de Voyage au bout de la nuit.
Evidemment mon hypothèse selon laquelle Alcide pourrait n'être que
l'anagramme d'Alice D., façon dont il signait ses
lettres, peut paraître fantaisiste. Cependant Céline ne
forme pas au hasard les noms de ses personnages : le
général des Entrayes, l'errant perpétuel Robinson, la
famille Henrouille (en rouille), Mme Hérote (nom qui
fait écho à Eros) qui fournit du plaisir sexuel aux
soldats, tout cela nous montre que ces noms sont
signifiants. Et que l'on se demande pourquoi Marcel Aymé
devient Marc Empième, un empyème étant un terme médical
désignant une accumulation de pus dans une cavité du
corps : on comprendra peut-être l'ambiguïté des
sentiments de Céline envers cet écrivain, qui est resté
son ami, mais dont il a soupçonné qu'il aurait pu être
lié à Gen Paul dans la brouille qui les ont opposés
après la guerre. Mon hypothèse selon laquelle Alcide
pourrait être une allusion masquée à Alice David
paraîtra peut-être alors moins farfelue, tous deux
incarnant la bonté désintéressée, si rare aux yeux de
Céline.
Le
Nord est le lieu de découverte de la médecine pour
Céline avec les soins qui lui seront apportés par
l'équipe de l'hôpital d'Hazebrouck et ceux d'Alice David
en particulier. Mais il y fera aussi son retour en 1925
en tant que médecin de la Société des Nations pour y
étudier ce qui le passionne, les questions
d'hygiène sociale et les conditions ouvrières. Que
va-t-il tirer de ce voyage ?
De ce voyage d'accompagnateur de la mission SDN, Céline a dû tirer le
même enseignement que les médecins qu'il accompagnait :
l'importance de l'hygiène comme moyen de prévention des
maladies. On est alors en plein héritage pasteurien. La
visite à l'Institut Pasteur de Lille, fondé par Pasteur
lui-même, est significative à cet égard, ainsi que celle
de l'Hôpital maritime de Zuydcoote. L'hygiène fut
d'ailleurs, à la même époque, le thème médical de sa
thèse de médecine sur Semmelweis, car Semmelweis a
montré que c'est le manque d'hygiène des médecins
eux-mêmes qui entraînait la fièvre puerpérale. Céline
avait d'ailleurs commencé par la prévention de la
tuberculose avec la fondation Rockefeller. Tout ce qui
touche à la médecine touche à l'hygiène chez lui. Ce
voyage avec la mission SDN n'a pu que le conforter dans
le choix de cette voie après l'échec de son installation
comme médecin libéral à Clichy.
Le
dernier texte de votre livre, " Le Nord, ma marotte !
", aura particulièrement retenu notre attention. Il
traite du Nord " rêvé " par Céline, d'un Nord " de
fantômes et de légendes ", d'un monde de l'émotion,
par delà la mort. A travers ce Nord qu'il fantasme comme
une véritable quête des origines, ne serait-ce
pas ses propres racines que Céline recherche ?
Absolument, c'est du moins la
thèse que je défends. Pour Céline, rappelons-le,
" c'est naître qu'il aurait pas fallu
", car la vie n'est le plus souvent que misère,
méchanceté et souffrance. Pour trouver une vie vivable,
si je puis dire, il faut donc retrouver une vie d'avant
la vie réelle, une vie fantasmée à travers des origines
flamandes liées à la peinture d'un Jérôme Bosch ? Mais
ce thème est décliné de nombreuses façons par Céline :
ce peut-être aussi bien à travers l'évocation de la
Belle Epoque, époque d'avant l'apocalypse de la guerre
de 14, époque de la dentelle " façon Valenciennes ",
qu'à travers l'évocation de la retraite de
Russie à l'envers, celle où la Bérésina n'existerait
plus avec son massacre et son fameux passage - lequel
passage, dans la géographie parisienne de Céline,
devient " une pissotière sans issue ".
Le rapprochement que j'ai établi entre la sirène de Scandale aux
Abysses, venue du grand Nord s'échouer au Havre, et
la grand-mère paternelle de Céline, née dans le Nord et
arrivée, elle aussi, au Havre par une mutation de son
père, me paraît assez significatif : cela fait partie,
selon moi, de ces éléments cryptés que Céline sème,
consciemment ou inconsciemment, je ne sais, dans son
œuvre.
Vous
dîtes que Céline connaissait très peu ses racines
nordistes. Ce flou lui aurait-il permis d'investir ce
vide et de donner ainsi libre cours à sa fantaisie ?
Comme je l'ai dit plus haut, je pense que dans
la famille du père de Céline, on avait le souvenir de
ces origines nordistes, mais un souvenir vague,
l'épisode du passage par Le Havre ayant éclipsé cette
mémoire. On voit par contre que le père a bien le
souvenir de ses origines havraises à travers son goût
pour les bateaux et leurs manœuvres.
Le flou qui entourait les origines nordistes n'a pu que
mieux permettre à Céline d'en faire ce qu'il voulait. Il
n'était pas prisonnier de dates ni de circonstances
précises et n'a d'ailleurs jamais cherché à en savoir
plus sur ce sujet. Ce qu'il en connaissait lui suffisait
tout-à-fait pour ce qu'il voulait en faire.
Vous interviendrez lors du prochain colloque de la
Société d'études céliniennes qui se tiendra à Paris en
juillet. Quel sera le thème de votre communication. Et
avez-vous d'autres projets en cours concernant Céline ?
Le thème du prochain colloque de la S.E.C. est
l'enfance. Je ferai donc une communication sur Bébert,
le Gavroche de Voyage au bout de la nuit, en le
rapprochant du chat de Céline, auquel celui-ci avait
donné le nom de Bébert en souvenir de ce personnage, et
dont il a fait un héros littéraire à part entière.
Enfant et animal sont tous deux des êtres féeriques. Quant au projet que
j'aimerais réaliser, c'est une étude la plus exhaustive
possible du thème de la dentelle chez Céline : je
resterai encore ainsi dans le Nord, puisque la dentelle
est une des grandes formes d'expression artistique des
Flandres.
(Propos recueillis par Matthias Gadret, Le Petit Célinien, 17 mai 2014).
***
Entretien avec Pierre-Guillaume de ROUX
" Nous ne sommes pas là pour publier des livres qui ne
dérangent personne ".
Au printemps dernier, certains
céliniens ont pu découvrir la longue silhouette quelque
peu dégingandée de Pierre-Guillaume de ROUX, authentique
aristocrate, homme de Lettres et dirigeant de la maison
d'édition qui porte son nom.
Fils unique de Dominique de ROUX - le maître d'œuvre
des deux Cahiers de l'Herne consacrés à Céline et auteur
du remarquable La Mort de L.-F. Céline -
Pierre-Guillaume de ROUX reste fidèle à cet héritage,
comme il s'en explique, ainsi qu'à la mémoire de
Louis-Ferdinand Céline, qui prend une place importante
dans son catalogue.
-
Pierre-Guillaume de Roux, votre maison d'édition a
publié ses premiers livres en 2011, et parmi eux, la
réédition de la biographie de Céline par Philippe Alméras. Pourquoi ?
-
Il y a deux aspects. D'abord un aspect affectif. J'ai
connu Philippe Alméras chez mes parents, quand j'étais
enfant. Philippe Alméras avait eu accès aux archives du
Cahier de l'Herne consacré à Céline et venait
régulièrement à la maison pour ses travaux sur
l'écrivain. La masse de papier était très importante et
de nombreux articles n'avaient pas été retenus. Bien
plus tard, ces documents lui ont servi pour sa
biographie.
L'autre aspect concerne la biographie elle-même. Il me semblait important
que cette biographie critique de Céline soit disponible,
aux côtés des autres biographies, comme celle de Me
François Gibault, exhaustive et factuelle, ou celle de
Frédéric Vitoux, plus romanesque, à la Maurois. Avec
Philippe Alméras, nous avons le regard d'un grand
amateur de Céline, d'un grand admirateur de l'œuvre
de Céline, mais qui n'aime pas le personnage... Philippe
Alméras s'est penché sur la vie de l'écrivain avec un
regard acéré, et parfois un peu féroce. Alméras aime le
coup de poing et la bagarre. C'est très célinien
finalement...
-
Pourtant, vous savez bien que Philippe Alméras est très
controversé dans le " microcosme " célinien ?
-
Mais raison de plus pour la publier ! La principale
caractéristique des microcosmes - et les céliniens ne
font pas exception - est de se crêper le chignon en
permanence. Un nouveau pavé dans la mare, c'est toujours
amusant et ça stimule. Il faut les titiller parfois...
Mais même si cette biographie dérange les partisans
d'une certaine orthodoxie, elle est très sérieuse et
repose sur des éléments très rigoureux.
-
N'est-ce pas un peu dangereux de compter Céline parmi
ses premiers livres ?
-
Ce n'est pas cela qui me gêne (rires) ! Et je crois que
je l'ai prouvé par la suite en publiant Richard
Millet... C'est aussi une vieille tradition familiale
que je poursuis et dont je m'honore...
-
Votre maison semble un peu habituée aux " maudits "
littéraires.
-
Là aussi, c'est une tradition à laquelle j'ai été
habitué. Mon père a mené de violents combats, et en a
subi les conséquences. Nous ne sommes pas là pour
publier calmement des livres qui ne font de mal à
personne... La littérature est là pour déranger,
susciter des débats, des irritations pour faire
réfléchir le lecteur, pour susciter une profonde remise
en cause du monde tel qu'on le voit.
-
Vous avez baigné dans Céline très tôt finalement ?
-
Oui, parce que le Cahier de l'Herne consacré à
Céline sort au moment de ma naissance...
-
En 2012 nous avons travaillé ensemble sur le Madame
Céline, route des Gardes.
-
Oui, pour marquer dignement le centenaire de Lucette
Destouches. Livre qui a été très bien accueilli par la
critique, avec de très beaux textes, très émouvants,
très forts.
-
Plus récemment, vous avez publié le Céline's big band,
d'Emeric Cian-Grangé, qui est un ouvrage hors normes par
bien des aspects...
-
C'est un livre très singulier. C'est une idée très
étonnante qu'a eu Emeric de réunir des lecteurs de
Céline, connus ou inconnus, qui, au travers de leurs
témoignages, racontent comment Céline a surgi dans leur
vie, à travers quel livre, et les conséquences profondes
de ces lectures. A ma connaissance, cela n'avait jamais
été fait et c'est une façon très neuve de se replonger
dans l'œuvre de Céline, de
la redécouvrir, au travers d'une centaine de
témoignages. Henri Godard, qui nous a honoré d'une
préface, l'a très bien souligné dans son texte.
-
Que ressent-on lorsque l'on vous propose ce genre de
projets ?
-
Ce qui m'intéresse, c'est la singularité. Il y a des
centaines de livres sur Céline, ou autour de Céline. Le
projet d'Emeric Cian-Grangé m'a tout de suite séduit par
l'originalité de sa démarche.
-
Pourtant, ce genre de projets est toujours un peu risqué
d'un point de vue commercial...
-
C'était risqué, c'est vrai. Je m'attendais à un accueil
plus abondant de la part de la critique, compte tenu de
son originalité. Je regrette qu'elle n'ait pas été plus
présente au moment de la sortie de l'ouvrage. Cela me
peine, compte tenu de la qualité du livre et du travail
accompli par son auteur. Ce livre n'a pas eu l'écho
qu'il méritait, mais je reste
persuadé qu'il va faire son chemin auprès des céliniens
et même au delà, et qu'il va devenir un livre de fonds.
Même si cela va prendre plus de temps que je ne
l'imaginais.
-
Pourtant, l'accueil des lecteurs était très positif...
-
C'est un livre qui a été remarqué, mais en même temps,
curieusement, la critique est restée sur sa réserve, à
l'exception notable du Figaro.
-
Dans un genre différent, vous venez de publier la
bibliographie mise au point par Alain de Benoist. Pas
très funky comme ouvrage pourtant...
-
En effet, mais c'est un livre marquant pour les
céliniens et même au-delà. C'est la bibliographie
internationale de l'œuvre de
Céline. Alain de Benoist a déjà prouvé à maintes
reprises qu'il était un rat de bibliothèque, un maître
des archives en consacrant un livre majeur sur les
droites françaises. Cette bibliographie est le
prolongement de ce travail et je crois que c'était
important de le publier car il n'y en avait pas eu
d'autres sur Céline depuis une trentaine d'années. En
trente ans, il s'est passé beaucoup de choses, et il
était temps d'y remédier. Comme toujours, ces grandes
bibliographies sont dépassées dès leur publication, mais
cette bibliographie restera un outil de référence
pendant de nombreuses années.
-
N'est-ce pas une hérésie de publier une telle
bibliographie sur papier alors qu'il aurait été plus
simple de la mettre en ligne ?
-
Peut-être, mais je crois que rien ne remplace le livre
comme objet de travail. On peut le trimballer
constamment, on n'a pas son ordinateur toujours devant
soi. Pour moi, le livre reste un outil à nul autre
pareil.
-
Ce n'est pas un peu difficile de vendre ce genre de
livres ?
-
C'est un public restreint, certes. Le livre est tiré à
cinq cents exemplaires, mais je suis sûr que je vais le
réimprimer bientôt.
-
Vous publiez ce mois-ci un inédit posthume de Pol
Vandromme dans lequel Céline prend une place importante.
-
Pol Vandromme m'était très cher. Je n'avais lu,
adolescent, que son livre sur Roger Nimier et sa Droite buissonnière, qui étaient dans la
bibliothèque familiale... Je l'avais croisé très tôt
dans ma vie, mais fugitivement. Par la suite, nous
sommes devenus très amis et je l'ai publié pendant des
années aux Editions du Rocher. C'était un homme qui a
beaucoup compté pour moi, comme écrivain, comme critique
littéraire, et comme ami.
C'était un homme d'une merveilleuse érudition, jamais pédant, portant
milles anecdotes et racontant avec beaucoup de verve les
choses. Mais c'était surtout un styliste merveilleux. Sa
façon de parler d'un livre, ou de raconter un paysage
était fabuleuse. Il m'a confié son dernier essai peu de
temps avant de mourir. J'aurais dû le publier au Rocher,
mais les circonstances en ont décidé autrement.
Effectivement, dans son dernier livre, Une
indifférence de rébellion, Pol Vandromme évoque
Céline, qui était un de ses écrivains-phares.
-
Vous avez co-écrit et publié un volume consacré à Roger
Nimier.
- Nimier c'est une
autre de mes admirations d'adolescence. J'ai lu Le Hussard bleu à 13 ou 14 ans et après
ça, j'ai tout lu et j'y reviens régulièrement. C'est un
écrivain que j'aurais aimé connaître. N'oublions pas
qu'il est mort à 36 ans, sans avoir eu le temps de
donner la " grande
œuvre "
qu'il portait en lui. Mais la quinzaine de livres qu'il
a laissés a marqué et continue de marquer notre époque.
-
Comme lecteur de Céline, quel livre conseilleriez-vous
au novice ?
-
Moi, c'est Mort à crédit. Mais je pense qu'il
faut quand même commencer par le début, et lire le Voyage au bout de la nuit. Je pense que pour
découvrir un écrivain - si possible - il faut lire son
premier roman, et avancer chronologiquement...
-
C'est l'éditeur qui parle ?
-
(Rires) Quand je me passionne pour un auteur, je prends
le premier et je vais jusqu'au bout. Pour moi c'est la
clef.
-
Y a-t-il des héritiers de Céline aujourd'hui ?
-
(Long silence) Il y a eu tellement d'imitateurs... Mais
des héritiers... Audiard peut-être, Boudard, un peu,
même si aucun ne touche à cette universalité célinienne.
La gouaille est là, mais il n'y a pas cette grande
respiration célinienne. Personne ne s'impose à mon
esprit.
-
Comme éditeur, qu'aimeriez-vous éditer de Céline ?
-
Une correspondance inédite. A priori, tous les
romans ont été publiés...
-
A vous écouter, on a l'impression que vous misez sur le
long terme.
-
Je pense qu'un éditeur digne de ce nom doit
impérativement marquer sa sensibilité et ses goûts en
construisant un catalogue. Il faut aller à la découverte
d'auteurs, c'est la base de ce métier. Et une fois
qu'ils ont été découverts, tenter de les accompagner le
plus loin possible afin qu'ils puissent s'installer et
être reconnus.
-
Au quotidien, cela ne doit pas être facile...
-
Oui. A partir du moment où l'on est fidèle à une
certaine exigence, cela reste très difficile, surtout
quand l'on est complètement indépendant et que l'on ne
peut pas s'appuyer sur un groupe, cela rend l'aventure
magnifique, mais hasardeuse. On est toujours sur ses
gardes...
(Spécial Céline n°19, hiver 2015, propos recueillis par David Alliot).
***
AVEC LUCETTE C'ETAIT TOUJOURS JOYEUX ET
TRES CANIN.
Jean-François
STEVENIN
est un intime de Lucette Destouches, dont il
est devenu le voisin à Meudon. Entre la vieille dame et
le comédien, une vraie connivence, mais pas question,
assure-t-il, du moindre projet d'adaptation
cinématographique.
Comment
découvrez-vous Céline ?
En
Allemagne, en 1969. Je suis, pour la première fois,
premier assistant sur un film. C'est un film allemand de
Peter Fleischmann, un fou furieux. Il n'y a pas de
second assistant. Equipe très réduite. Tournage fort
improvisé et fantasque. Je dors trois heures par nuit,
cinq mois d'affilée. Par hasard je tombe sur Nord,
de Louis-Ferdinand Céline, qui vient de paraître en
allemand.
Quelques minutes avant le sommeil, chaque soir, c'est comme un bain de
vigueur qui m'aide à tenir le coup et à bien relativiser
mon sort plutôt privilégié finalement, vingt-cinq ans après l'Allemagne en
flammes !... Plus tard j'ai lu en français. Et ses
autres livres aussi. Alors là, c'était parti pour la vie
!... Après, bien longtemps après, j'ai connu son épouse,
Lucette Almanzor.
Comment
la rencontrez-vous ?
Un
soir je sors du cinéma Saint-André-des-Arts, à minuit.
Une voiture s'arrête pile : Fabrice Luchini ! On passe
deux heures à discuter debout dans la rue, on a embrayé
sur Céline. Il m'apprend qu'il est en train de lire du
Céline au théâtre et s'emballe : " Il faut ab-so-lu-ment
que tu rencontres Mme Céline ! C'est ma dernière
dimanche en matinée ! Je
vous mets deux places au balcon et ensuite on rentrera à
Meudon avec elle, on mangera des petits gâteaux ! "
Quand le dimanche arrive, je trouve une bonne raison
pour ne pas y aller... Trop d'émotions d'avance...
Une autre fois, un copain me dépanne de sa moto (de collection !) pour
aller visiter en banlieue une amie qui vient
d'accoucher. Au retour l'envie me prend, pour la
première fois, d'aller renifler la légendaire route des
Gardes et peut-être d'apercevoir la maison du " Maîîître
"... Ah c'est bien gardé ! La route est en travaux,
barrée. Et retournée sur toute la longueur par les
pelleteuses ! Je risque doucement la moto-bijou... et
finis par dénicher le portail bleu... J'ai le cœur
qui bat, mais je ne risque pas de sonner. Je me souviens
encore de la pancarte " chien méchant " avec la photo
d'un chien gentil sous plastique pour la protéger de la
pluie !
Encore cent ans passent... Mai 1991. Jackie Berroyer
débarque sur mon bateau, à la Bastille, et me présente
son ami, le sulfureux Marc-Edouard Nabe. Je n'aime pas
trop son nom pseudonyme, ni son petit air de fin
Brasillach. Mais la soirée vire bien et, à un moment,
nous voilà partis tous les trois sur Louis-Ferdinand
Céline, et là, ça vibre à l'unisson joyeux !
Marc-Edouard connaît bien Mme Destouches et décrète
soudain qu'il serait vraiment dommage qu'on ne se
rencontre pas. On n'a qu'une vie. Il est très sérieux.
La " fée " donnera son feu vert et une date précise
pour... trois mois plus tard, en septembre !...
La date approche. Mon fils Robinson (10 ans) est au courant. Je suis avec
lui, au Portugal, où il joue dans son deuxième film. Il
pressent que je vais rester et me coince : " Papa,
j'ai l'impression que Mme Céline c'est important pour
toi. Tu vas quand même pas t'arranger pour louper
l'avion ? "...
... On est arrivés bien à l'heure avec Marc-Edouard
et Berroyer et des gamelles d'un gros couscous acheté au
resto d'en bas, histoire de nous occuper les mains. En
fin de soirée, elle m'a demandé, à propos de mon envie
cinématographique du livre : " Pourquoi Nord ? "
J'ai bredouillé trois ou quatre trucs sur le stylisé...
ça a été le début d'une belle route ensemble.
Elle
est devenue un personnage essentiel dans votre vie ?
Absolument. Ça a commencé léger, c'était
: " Stévenin, vous êtes libre mardi prochain ? Venez
donc dîner. Il y aura les Untel et Untel... " Le fin
cercle très fermé des amis de longue date. J'étais tout
fier !... Maître François Gibault - son très fidèle
cerbère, avocat, ami et biographe de Céline -, c'était
un peu le tôlier, à Meudon. Il m'a bien accueilli, au
début. Mais je l'ai vite appelé Gibolin, comme dans les
Deschiens ! On était si différent en tout, Lucette
s'amusait de nos taquineries infantiles. Les trois
chiens qui faisaient le tour des invités mettaient vite
tout le monde d'accord.
Avec Lucette on n'a pas tardé à se voir de plus en plus souvent. Et à
vadrouiller. C'était une expo rare de bols chinois au
Bon Marché, un pot de chocolat à une terrasse de l'île
Saint-Louis, où elle était née. Elle me racontait quand
elle était petite, moi pareil. Tous les deux, on est
enfants uniques. Comme Louis. Ça
nous a sans doute rapprochés... Le centre commercial de
Vélizy nous plaisait bien aussi. Elle est venue sur le
bateau à Bastille.
Des mois ont passé, et quelques années... On a voyagé. Souvent c'était
Dieppe, avec nos chiens. Et avec Céline, toujours si
présent. Et encore plus à Dieppe, pour plein de
raisons... C'est là qu'on est allés au cinéma voir Love Streams, de John Cassavetes. Après, on a cavalé
pour rentrer. Il y avait un reportage sur Robert Le
Vigan en Amérique du Sud. Elle ne l'avait pas revu
depuis l'Allemagne en flammes ! Sa télé était toute
floue, j'en enrage encore. Mais on percevait quand même
la Vigue et des bribes de sa voix, " Oh le cochon !
Il s'est déguisé en Louis, avec cette houppelande, il
l'imite !... "
Lucette avait un cormoran attitré, avec une seule patte, qui débarquait
dès notre arrivée. Elle l'appelait Jonathan. Une fois
nous sommes partis à Menton, où il lui restait de sa
mère une chambre de bonne, là où ils avaient atterri
avec Louis après l'interminable galère danoise. J'en
passe bien sûr et des meilleures, qui n'en finiraient
pas... Ah, le Jura aussi. Chez moi dans ma tanière
bricolée depuis le tournage de mon film Passe-montagne. Le lac gelé à moins 20 avec la neige
qui frise en diamants, Lucette campée au milieu, tout en
noir avec une chapka.
Avec Lucette, c'était toujours joyeux et très canin ! On se racontait nos
vies jusqu'à point d'heure, bien gourmands tous les deux
de ces instants privilégiés... Marc-Edouard en a fait un
" roman ", publié dans la collection Blanche chez
Gallimard : Lucette. Ça
raconte bien et mieux. Il l'a commencé sur le bateau, le
jour historique pour m oi,
où avec Claire et les enfants on a plié Bastille pour
aller s'amarrer à une place précaire que j'avais trouvée
vraiment par hasard (?!...) juste dans la courbe de
Meudon !... face aux usines Renault et pile en bas de la
ruelle aux Bœufs, où Céline
boquillait vers ses malades fauchés et ses visions de
Charon en furie à grands coups de ses rames vengeresses
de je ne sais plus quel livre ! Il faudrait demander à
Luchini. C'est trop mimi, non ?
Que pensez-vous de ce qui est dit aujourd'hui de
Céline ?
Le discours bla-bla officiel, c'est que côté
littérature, Céline, c'est un renouveau flamboyant de la
langue française, l'un des plus grands écrivains de ce
siècle, mais que, côté humain, c'est sûr que c'est un
parfait ignoble dégueulasse... L'effet irréversible à
jamais des pamphlets antisémites. Parlons-en un peu,
c'est obligé, mais c'est pas facile, même en 2011 !...
Si tu arrives à ravaler tes premières nausées et que tu
replonges à travers les trois premières vagues bien
immondes des pamphlets, après tu vogues sur des moments
d'absolue frénésie paranoïaque, mais littéraire ! C'est
tout le problème de trop de talent !... Céline c'est le
gros lot ; l'écrivain génial et aussi le pamphlétaire
hallucinogène défoncé de rages impuissantes devant la
nouvelle catastrophe mondiale qu'il voit venir
(Hitler-Staline)... Moi, j'ai l'intime conviction que
cet écrivain médecin vivait dans la compassion et
l'effroi du genre humain.
Lui, le jeune Destouches, déjà bien rescapé de la grande boucherie
de 1914, va risquer sa thèse de médecine sur La vie et
l'œuvre de Philippe Ignace
Semmelweis, le surdoué mais peu diplomate médecin
accoucheur hongrois viennois, qui cassa la fièvre
puerpérale vers 1850 et conseilla en gros à ses
confrères de simplement bien se désinfecter les mains
entre leurs dissections du matin et leurs accouchements
de l'après-midi. L'Europe médicale ricana, il en devint
fou et totalement abandonné. Jusqu'à son sursaut dingo
vers l'amphithéâtre d'anatomie, où, bousculant le cercle
des étudiants affairés, il se charcuta et barbouilla si
vite et bien de lambeaux cadavériques que la "
puerpérale " le rattrapa peu après pour une longue
agonie... Le jury a dû faire une drôle de tête, car le
postulant Dr Destouches avait envoyé fort, avec déjà son
style de futur Céline.
Comment qualifieriez-vous son style ?
Libre
! D'abord bien secouer l'éventuel lecteur pour qu'il
s'accroche un peu, puis le faire marrer, pour qu'il
entre doucement dans la danse, et s'abandonne avec
délice dans les bras de son cavalier Céline... qui ne le
lâchera plus, " chroniqueur fidèle " de lui-même à
travers un demi-siècle... Que du vécu à fleur d'âme...
Même dans ses correspondances du jour, pas prévues pour
la postérité, juste crachées du tac au tac. Chaque
lettre, c'est du cash. Tout le bonhomme y est. Et aussi
son destinataire !... Et c'est drôle ! Surtout les
lettres à Gaston Gallimard et à Roger Nimier. Et on se
marre à imaginer le vieil imprécateur usé, mais toujours
jubilant, arc-bouté sur ses crayons ! C'est pour moi
revigorant et me donne une énergie souriante pour
torcher enfin des réponses aux administrations
tracassières.
Vous lui lisiez du Céline, à Lucette ?
Non.
Juste quelquefois... Les Lettres de prison, un
bout d'Un château l'autre. On allumait un bon feu
et on calmait l'infernal perroquet, successeur de
l'autre Toto, celui qui cassait les crayons de Céline.
Mais j'arrêtais vite, car Lucette embrayait direct,
comme si c'était hier... Une profusion enjouée dont je
ne peux témoigner en quelques lignes. Sauf pour dire sa
spontanéité lumineuse. Et jamais une plainte, aucun
attendrissement nostalgique. Et j'apprenais comment elle
avait toujours protégé son mari contre lui-même, plus
qu'il ne l'a jamais su. Depuis le début...
Avec Claire, mère de mes enfants, on s'est enfin mariés. A Meudon.
Officiel. Pour le soir on avait improvisé une balade en
bateau sur la Seine. Lucette est venue sans prévenir,
avec un cadeau, une lanterne de bateau, " pour
éclairer notre chemin de vie ". On nous l'a volée
peu après, j'en étais effondré, mais Lucette m'a souri :
" Ce n'est pas grave mon petit. Moi on m'a tellement
tout pris et même foutu le feu à la maison ! deux fois
incendiée. C'était après Louis, heureusement... "
Un soir du 15 juin, on était derrière la maison, tout en haut du terrain,
avec les chiens. Nous parvenaient les effluves sonores
de Johnny Hallyday, qui sonnait ses 50 ans dans un
méga-concert au Parc des Princes. Elle : " Pour jouer
Céline au cinéma, il serait bien lui... votre ami le
chanteur. Il a le même genre d'allure un peu... western
et le regard... Clint Eastwood ne serait pas mal non
plus. "
Des anges nous effleurent dans le ciel de Meudon avec le grand Johnny
pas loin, qui rugit jusqu'à nous...
Justement, Céline est-il un écrivain
cinématographique ? Comment on peut le penser en lisant
D'un château l'autre, avec ce décor incroyable,
tous ces détails si imagés ?
Non
! C'est un piège ! Un leurre, comme pour Simenon, dont
quasi tout a été adapté et tourné, pour peu de bons
films au final. L'atmosphère, les odeurs, le vague à
l'âme... Pour Céline ce serait encore plus improbable.
Dans Nord, par exemple, tout est indiqué, précis,
comme s'il prévoyait le tournage. Et en plus bien
stylisé pour que ça ne coûte pas trop cher... Pas la
superproduction délirante d'avions et de figuration
massive. Baden-Baden, leur première étape ? le petit
ruisseau du casino, avec un banc, une sombre suite
d'hôtel où les puissants partouzent pour fêter ce 20
juillet 1944, l'attentat contre Hitler, dont le portrait
officiel a été barré d'un crêpe noir et mis à l'envers.
Berlin ? une poignée de petits vieux qui ramassent un
immeuble bombardé en petits tas bien rangés. Un bureau
photomaton-passeport, un wagon de métro. Leurs chambres
à l'hôtel ? quelques mètres cubes de gravats au
deuxième.
Après, c'est plus au nord (et toujours à
l'économie stylisée !) : leur grabat assigné, genre
cachot, dans un petit coin rond du donjon, avec une
meurtrière qui regarde vers l'est bien boueux, des oies
grasses en bataillon serré, des orties, le salon des
hobereaux infernaux très hostiles, le réfectoire austère
pour le personnel, la carcasse d'un avion en plein
champ, un petit cimetière huguenot abandonné et la
chapelle rongée de ronces.
Bon, bref, j'arrête ! Tout est pour moi gravé depuis si longtemps (1969)
que j'ai l'impression que j'étais avec eux ! Et les
soirées avec Lucette me l'ont confirmé !... Mais un jour
un film ? J'y crois pas... A moins que...
Lucette et Céline, c'est une grande histoire d'amour.
Et
qui continue toujours ! Inconditionnelle, totale... Elle
m'a évoqué le début : elle, jeune danseuse travailleuse
acharnée, et déjà bien cotée (Opéra, etc.), courtisée
par ce médecin magnétique, qu'elle acceptait de
rencontrer, entre deux entraînements, au jardin du
Luxembourg. Il lui faisait manger des croissants en
éructant sur la prochaine guerre toute proche, le
tsunami qu'il sentait venir et prévoyait d'amplitude
bien pire que celui de 1914, avec millions de morts
jusqu'à l'Oural et goulags... Elle n'y entendait rien,
Lucette (qui n'avait pas lu Voyage au bout de la nuit
!...) Elle était toute jeune et vivait pour la
danse. Pour Céline, la danse fut toujours source
d'émerveillements et d'accalmies. Sa féerie à lui.
Ainsi Lucette devint sa fée, pour l'éternité... Elle me racontait leur
été 1936. Les premiers congés payés ? Non, nada !...
Juste que Louis avait dû remplacer un médecin en
Bretagne, pour gagner le peu d'argent qu'il fallait
bien... Dès leur arrivée, il a viré les meubles astiqués
du salon au garage, pour qu'elle puisse s'entraîner et
danser dans un espace correct. Elle en riait encore, et
comment la bonne s'est sauvée !...
Et plus tard, en 1944, Céline a fait pareil à Sigmaringen, au-dessus de
chez le maréchal Pétain et du gouvernement français en
exil !... Pour qu'elle ait toujours un espace à elle
pour danser, sans qu'on la dérange, guerre ou pas...
Plus tard au Danemark, lui au fond d'une prison,
attendant son extradition pour la France et ses
tribunaux d'épuration, elle donnant ses cours de danse
clandestins dans la halle aux poissons, son gros souci à
lui... Bref, c'est chez Gallimard, Lettres de
prison...
Vous avez eu l'impression de rencontrer l'homme en
écoutant Lucette ?
Oui.
Un genre de proximité. Mais je n'étais plus chez
l'écrivain mondialement connu... ni dans ses livres.
Juste en plein chez lui quand même !...
Tranquille au coin du feu avec les chiens, et avec sa
fée toujours lumineuse et illuminée de lui ! Elle m'a
mis en prise directe avec son homme en souffrance,
vraiment épuisé, mais acharné chaque jour à noircir une
page blanche depuis qu'elle l'avait rencontré. Céline
avait pris perpette d'écriture ! Et purgeait chaque jour
la peine qu'il s'était lui-même infligée, de transmettre
- le plus joyeusement possible ! - son Voyage et ses
visions de notre planète bien mal barrée, à coups d'égo
et de tactiques pour le pouvoir ! Plus le pognon et la
religion !...
Mais j'ai surtout rencontré cette fée moi aussi, toujours enjouée,
supportant mes patauderies et accélérations un peu
foutraques. Elle m'a deviné, accueilli sans aucun
reproche dans certains virages de ma vie : " Mon
p'tit ! je vous connais comme si je vous avais fait !...
"
Elle a aussi enchanté tous mes enfants, toujours ravis d'aller visiter
cette grand-mère pas comme les autres dans son
territoire magique. Pierre, elle l'a connu tout bébé et
nous prédisait qu'il n'en ferait qu'à sa tête ! L'autre
jour on est passé avec Salomé, elles se sont vite
branchées sur la danse et sur l'avenir ! Elle l'avait
initiée à ses premiers pas il y a vingt ans.
Je lui ai souvent fait mes confidences, à Lucette. Elle jamais... juste
des pointillés... des élégances de danseuse... et des
sourires qui en disent long, surtout avec ses regards
qui font les accents aigus ou graves.
(Propos recueillis par Guillemette Odicino, Télérama H-S, Céline, juin
2011).
***
ENTRETIEN AVEC
JACQUES TARDI
Mercredi
28 janvier 2009, 11 heures du matin. A quelques mètres
du cimetière du Père-Lachaise, dans une petite rue calme
du XXe arrondissement de Paris, une porte anonyme ouvre
sur le repaire de Jacques TARDI. De haute lutte, j'ai
réussi à obtenir les coordonnées personnelles du
dessinateur - vraisemblablement le secret le mieux gardé
de l'édition parisienne - et décroché un rendez-vous
avec lui. C'est Jacques TARDI lui-même qui me
reçoit et me conduit à son " antre " comme il qualifie
son atelier.
Sur
sa table à dessin qui a vu naître les aventures d'Adèle Blanc-Sec, de nombreux ouvrages sur la première Guerre
mondiale : " Un travail pour le mémorial de la Grande
Guerre à Péronne " me précise TARDI. Nous nous
installons et commençons une conversation à bâtons
rompus de près de deux heures pour évoquer son
compagnonnage littéraire avec Louis-Ferdinand Céline,
écrivain que Jacques TARDI illustra par trois fois,
entre 1988 et 1991.
M. Tardi, ma première question va être très classique,
comment êtes-vous arrivé à Céline ?
C'est à
cause de mon père ! Il avait lu Mort à crédit lors de sa sortie en 1936 et m'en avait parlé. Il
trouvait ça très bien. Il me racontait qu'il y avait
beaucoup de gros mots dans ce livre, et me décrivait le
voyage en Angleterre, où tout le monde se vomit
dessus... Il se souvenait de ce passage qui l'avait
beaucoup fait rire. A cette époque (j'avais 17 ans) je
ne connaissais pas Céline, mais ces discussions m'ont
donné envie de le lire. Je me suis rendu dans une
librairie, et j'ai acheté Mort à crédit dans
l'édition du Livre de poche, avec l'illustration de Fontanarosa en couverture. Et je n'ai pas été déçu...
Ce
livre a été une révélation pour moi. Quel chef-d'œuvre
! J'ai été emballé car j'y retrouvais mon milieu
familial. Ensuite j'ai acheté en librairie ses autres
romans. Je découvrais un grand écrivain, et à ce
moment-là, je ne connaissais pas son parcours politique.
J'ignorais tout des pamphlets. A aucun moment, je me
suis méfié de ce que je lisais, après tout, c'était en
vente libre, chez le libraire... Ce n'est que plus tard
que j'ai découvert la face sombre du personnage.
Le
contexte de Mort à crédit ne vous était pas inconnu ?
Absolument,
il y avait une identification très forte. En lisant Mort à crédit je retrouvais l'ambiance familiale.
C'était très agité à la maison. Mon père était gérant
d'une station-service ; pendant toute ma jeunesse, j'ai
connu les peurs irréelles qu'engendre la tenue d'un
commerce ; l'angoisse du " terme " à payer ; mon père
qui n'arrêtait pas de gueuler... Mon père qui disait
tout le temps : " Tout coûte cher ", " T'es un bon à
rien ", etc. Ma mère qui promenait toujours ses
maladies, exactement comme celle de Ferdinand dans le
livre... Et en plus on a eu ma grand-mère un temps à la
maison... Mort à crédit c'était exactement ça...
Quand, dans ce livre, Céline écrit qu'il n'a "
jamais eu le temps de se torcher tellement qu'il fallait
faire vite " c'est tout à fait vrai. Avec ma
famille, c'était pareil, il y avait toujours quelque
chose à faire. Jamais le temps de s'arrêter...
Comment
avez-vous été amené à illustrer Céline ?
C'est
le contexte familial qui m'a incité à travailler sur Mort à crédit, quant au
Voyage au bout de la nuit,
inutile de vous dire l'intérêt que je portais sur la
Première Guerre mondiale. Il y a la banlieue aussi...
J'avoue que le passage africain, chez Ford à Détroit,
m'ont moins intéressé. Mais une fois qu'on est parti, on
ne peut pas faire l'impasse sur tout ça.
Pourquoi
avoir choisi l'illustration, et non pas la bande
dessinée ?
En
fait, il y avait plusieurs solutions. Au début j'avais
envisagé d'adapter Céline en bande dessinée, mais le
gros problème c'est qu'il aurait fallu écrire des
dialogues. C'était quand même un risque de faire parler Bardamu après Céline. Le résultat final aurait été
nettement moins bon que l'original. J'ai abandonné cette
possibilité. Après, j'avais envisagé de faire un
portfolio, mais ce n'était pas satisfaisant. Cela aurait
limité au niveau des dessins. On aurait eu une
illustration par chapitre ou par séquence... C'était pas
la bonne façon d'aborder le sujet. Les textes de Céline
sont très riches en situations, en ambiances, en
personnages... Ça ne pouvait
pas coller à l'intensité de l'œuvre.
Il ne restait plus que l'illustration.
Cela
a été facile de convaincre les éditions Futuropolis ?
J'ai
proposé d'illustrer le Voyage au bout de la nuit
à Etienne Robial, mais le projet de lancer une
collection de romans illustrés a été rapidement
abandonné. Peu de temps après, les éditions Futuropolis
ont été rachetées par les éditions Denoël, filiale des
éditions Gallimard. On était désormais dans la maison,
et c'était plus facile à partir de ce moment-là de
remettre en chantier ce projet. Sur ce dernier point,
nous avons pu compter sur le soutien constant d'Antoine
Gallimard, qui a tout fait pour que ce projet existe.
Restait à convaincre l'ayant-droit de Céline...
Vous pouvez nous raconter ?
Pour
ce projet, j'ai été mis en contact avec Me Gibault -
l'avocat de Lucette Destouches, veuve de l'écrivain -,
son accord était indispensable. Dès le début, il était
hors de question d'adapter Céline en bande dessinée.
C'était niet. Le projet, c'était d'illustrer
Céline, donc on a abandonné l'idée. On n'en a plus
parlé. Je sentais bien qu'ils avaient un petit peu peur,
car venant de la bande dessinée, ils craignaient que je
dessine des Schtroumfs dans les marges du roman, etc.
Alors, j'ai carrément passé un examen ! J'ai commencé à
dessiner le premier chapitre, le départ à la guerre,
Bardamu sur le bord de la route, etc.
Avec Me Gibault,
on est montés à Meudon, dans la maison de Céline et j'ai
présenté mes dessins à Mme Destouches qui a donné son
accord. A partir de ce moment-là, j'ai eu le feu vert
pour continuer. Voilà comment ça c'est passé, mais dès
que j'ai eu l'accord de l'ayant-droit, je me suis senti
beaucoup plus à mon aise pour mener ce projet à bien.
Le
projet est désormais lancé, arrive l'heure des choix.
Quand on compare votre travail avec ceux qui vous ont
précédé, on est frappé par le nombre et l'abondance des
dessins. Pouvez-vous expliquer votre choix ?
Dès le départ j'ai opté pour un travail surchargé.
J'ai voulu un maximum de dessins afin de mettre le texte
en valeur. Pour illustrer Céline, ce n'est pas possible
de faire deux dessins par chapitre ! Il y a tellement de
personnages, d'action, d'emmerdes... L'œuvre
de Céline est très dense. C'est un foisonnement
bordélique... Il charge, il en rajoute, il radote, il
exagère. Il fallait que les dessins accompagnent le
texte. C'était pas possible de se contenter de une ou
deux illustrations par-ci, par-là... Une page de Voyage au bout de la nuit
est si riche qu'elle offre
au moins quinze possibilités d'illustrations
différentes. Il faut faire un tri, il faut faire un
choix. J'ai fait beaucoup de dessins pour tenter
d'attraper toutes les chances qui m'étaient offertes, et
je ne voulais pas en rater une... Malgré tout, je suis
certainement passé à côté de différentes possibilités
pour montrer les choses. C'était inévitable. C'est pour
cela qu'il y a beaucoup de dessins. Et puis, quand
Céline écrivait, il ne s'économisait pas, j'ai décidé de
le suivre... D'y aller à fond.
Certains
vous ont reproché de trop coller au texte, de ne pas "
réellement " illustrer Céline.
Normalement,
un illustrateur tourne autour du sujet, s'exprime en
parallèle du texte. Il dessine sa vision de l'œuvre et
cherche des astuces graphiques... C'est le point de vue
de l'illustrateur... Faire le malin en quelque sorte. En
ce qui me concerne, je n'ai pas voulu faire ça. Mes
illustrations sont volontairement répétitives,
redondantes avec le texte pour mieux faire ressortir les
ambiances, la mesquinerie des personnages... C'est tout
ça Céline ! Bien évidemment, cette démarche s'est
affinée en cours de route. Mais l'objectif était de
mettre en valeur toutes les ambiances, l'Afrique,
l'Amérique, le retour en banlieue... Mort à crédit
c'était le même principe d'illustration.
Comment
avez-vous travaillé la mise en pages du texte et des
images ?
Futuropolis
avait demandé à Gallimard la composition du Voyage au
bout de la nuit dans la collection " Folio ". On
s'est retrouvé avec de longs rouleaux de texte, et j'ai
fait la maquette à partir de ça, avec des ciseaux et de
la colle. Je distribuais les textes et les images en
fonction du sujet traité. Quelquefois j'étais obligé de
repatiner le tout pour que l'ensemble tombe bien comme
il faut. Le texte devait s'arrêter à un point, et on ne
peut pas commencer une colonne avec une ligne seule...
Par moments, je devais recadrer l'image pour éviter de
trop décaler le texte ; tout en essayant de créer un
rythme de lecture.
Un
travail de titan !
C'était
très artisanal. L'informatique et la publication
assistée par ordinateur n'étaient pas aussi développées
que maintenant. Récemment, Futuropolis a réédité Mort
à crédit avec une nouvelle couverture, et ils
voulaient refaire la maquette. J'ai répondu :
certainement pas !
Et
c'est vous qui avez fait la maquette ?
La
maquette, c'est moi qui l'ai faite, pour la simple
raison qu'un maquettiste aurait fini par m'imposer un
format d'image. Moi les images elles sont toujours en
fonction du texte, elles sont à côté, on ne va pas les
chercher... Il n'y a rien de plus irritant dans un livre
illustré, un livre de photographies par exemple, d'avoir
une photo avec un numéro en dessous et d'aller chercher
la légende à l'autre bout de l'ouvrage. C'est quand même
beaucoup plus pratique de l'avoir sous la photo.
Quelquefois, dans certains livres, l'illustration est
quelques pages plus loin, elle n'est pas en face du
texte. Je trouve ça irritant. Mon principe de maquette
c'est des images moyennes qui vont se succéder, un petit
peu façon bande dessinée. On est dans la même situation.
On trouve les personnages avec différentes attitudes,
ensuite des pleines pages, des doubles pages pour
essayer qu'il y ait une espèce de rythme. Mais il
fallait aussi retomber sur nos pieds car on avait un
nombre de pages limité.
Au début cela n'a pas dû être facile de concevoir la
maquette ,
Pour
le Voyage au bout de la nuit, il y a eu de
nombreux tâtonnements. A un certain moment, il y avait
une page avec trop de culs -de-lampe, alors, je
rééquilibrais tout ça. J'en supprimais, etc. L'idée
était quand même d'avoir une page agréable à l'œil,
bien qu'ayant opté pour un travail surchargé. Mais les
hésitations étaient aussi dans le dessin. Par exemple,
il fallait donner un visage à Bardamu, ce qui n'était
pas simple. J'ai fait des essais, puis je suis retourné
sur le type de personnage assez commun, genre "
Brindavoine " que j'aime bien dessiner. Au total, j'ai
passé près d'un an sur le Voyage au bout de la nuit,
et à peu près autant sur Mort à crédit, même si,
pour ce dernier, c'était plus facile. J'avais
l'expérience du précédent.
Quel laps de temps entre chaque livre ?
Je
les ai enchaînés coup sur coup, les trois-là...
Ce qui est frappant, quand on voit votre maquette,
c'est l'expression de certains croquis.
Pour les premières pages de
Voyage au bout de la nuit,
j'ai fait des lavis très proches de la réalité. Comme
c'était la première fois, avec Futuropolis, que nous
abordions un tel projet, il fallait faire des dessins et
une maquette assez proches du résultat final. Après, je
me suis contenté de faire des croquis pour figer les
emplacements, donner des indications sur les situations
où les caractères que je souhaitais illustrer. Pour moi,
les croquis sont toujours plus expressifs. C'est plus
vivant, c'est jeté. Les traits sont plus marqués, les
expressions sont plus fortes. Quand on passe au
définitif, forcément, ils perdent en fraîcheur. Et c'est
également valable pour un peintre. Quand on regarde les
croquis des grands peintres, ils sont plus intéressants
que leurs toiles. C'est pour cela qu'à la fin, je me
contentais de donner des indications,
afin de garder la fraîcheur des expressions pour le
dessin fini.
En plus de vos dessins des petites vignettes
parsèment le texte. Pouvez-vous expliquer ce choix ?
C'est
volontaire. J'ai souhaité parsemer les pages de nombreux
petits culs -de-lampe. Pour moi il s'agit d'une
ponctuation supplémentaire du texte. Dans l'absolu, il
n'y en a pas besoin, mais c'est comme cela que je les ai
envisagés. Comme les illustrations collent au plus près
du texte, il fallait aussi une forme de ponctuation pour
la respiration des images.
Pendant la conception du projet, avez-vous eu des
consignes ? des interdits ?
Non
! J'ai eu une totale liberté dans mes choix et mes
dessins.
Et les relations avec votre éditeur pendant ce temps-là
?
Mon
éditeur était comme tous les éditeurs du monde ! Une
fois le projet en chantier, il fixe une date de
livraison, il faut que cela se termine, il faut rendre
le travail (rires). A un moment, Futuropolis me
demandait de faire sept dessins par jour pour activer
les choses, gagner du temps. Là, j'ai dit non. Ce
n'était plus du dessin, mais l'usine... Je travaille à
mon rythme.
Existe-t-il des dessins inédits de vos adaptations de
Céline ?
Il
en a existé. Mais parce qu'ils étaient mauvais, ratés,
inaboutis, ou insatisfaisants, ils ont fini dans la
corbeille à papier...
Et des dessins retoqués ?
Non,
puisqu'une fois la maquette globale validée, je réalise
le dessin en fonction de la place qui lui est allouée.
Donc pas de dessins en trop, ni de dessins retoqués.
Verra-t-on un jour d'autres romans de Céline illustrés
par
TARDI ?
Non ! ça y
est, j'ai fait le tour. Les trois titres qui
m'intéressaient c'était le Voyage au bout de la nuit,
Mort à crédit et Casse-pipe. Chacun de ses romans
traite un sujet qui me passionne ; la France des années
1900-1930, la guerre de 1914-1918, la banlieue... Dans
mon esprit, les derniers romans de Céline sont moins
riches. Ils sont moins délirants, ils m'intéressent
moins. Et puis si je dois illustrer D'un château
l'autre, ça me pose des problèmes de
documentation... Les véhicules, les uniformes, la fuite
vers Sigmaringen, etc. Et dans les derniers romans de
Céline, il y a des personnages réels comme Le Vigan.
Ça m'embête de faire des
portraits, je préfère créer. De ce point de vue, Mort
à crédit c'était tout bon pour moi ! Tout se passe à
Paris avant la guerre de 1914 ! Mais au moment où je
travaillais sur Céline, l'autre titre auquel j'avais
pensé c'était Guignol's band.
Verra-t-on alors Guignol's band illustré par TARDI ?
Je
ne peux pas vous dire que je le ferai un jour... Là je
suis parti dans d'autres directions. Non, je ne crois
pas revenir sur les illustrations de Céline.
Et illustrer d'autres auteurs ?
Je
ne pense pas illustrer d'autres livres. Quand on
illustre un auteur, on s'immerge totalement dans son
œuvre. Pour illustrer
Céline, j'ai bien dû lire tous ses romans une vingtaine
de fois. On est pris par le rythme, les personnages...
Et quand je travaille sur la maquette, la lecture se
fait ligne par ligne... L'investissement personnel est
très lourd. Après un tel travail sur un grand écrivain
comme Céline, il faut littéralement se désintoxiquer...
Pendant des mois, je n'ai pas pu ouvrir un de ses
livres. Et après avoir travaillé de façon intensive sur
les romans de Céline, tous les autres auteurs deviennent
d'une fadeur épouvantable. C'est pourquoi je ne souhaite
pas illustrer d'autres auteurs.
Quand
paraît Voyage au bout de la nuit par les éditions
Futuropolis, l'accueil est plutôt bon.
Quand
l'édition illustrée de Voyage au bout de la nuit
sort en librairie en octobre 1988 il y avait deux
tirages. Le premier tirage était broché, destiné à la
librairie. Et le deuxième - cartonné celui-là - était
destiné aux bibliophiles. Le premier tirage n'était pas
très important, 3000 exemplaires environ, et ils sont
partis tout de suite. Devant ce succès, les éditions
Gallimard ont décidé la réimpression de la première
édition. Mais en attendant qu'elle soit imprimée,
Gallimard a décidé de mettre en vente en librairie
l'édition reliée, beaucoup plus chère. On nous a
reproché une " manœuvre
commerciale ", de faire du fric sur le dos des
lecteurs... Alors que j'y étais pour rien ! Au final, on
a dû vendre 20 000 exemplaires de cette édition de Voyage au bout de la nuit. Après ce succès, on a
fait Mort à crédit dans l'enthousiasme.
Justement, en 1991, pour Mort à crédit
l'accueil était moins enthousiaste.
Globalement,
Mort à crédit à moins bien marché que le Voyage au bout de la nuit. Je pense qu'il n'y avait
plus l'effet de la nouveauté. La maquette était à peu
près la même, l'aspect physique du livre était
identique, la couverture idem. Et à mon avis le lectorat
de Mort à crédit est plus restreint. Pour le
grand public, Céline c'est l'auteur de Voyage au bout
de la nuit, même si je considère que Mort à
crédit est supérieur...
Quand on évoque Céline surgit immédiatement la
question de son antisémitisme. Avez-vous été confronté à
ce dilemme ?
Je
me suis posé la question avant de commencer à travailler
sur le projet. Mais je me suis dit que les gens ne
seraient quand même pas suffisamment cons [sic] pour ne
pas se rendre compte que j'avais illustré Voyage au
bout de la nuit, Mort à crédit qui sont reconnus, il
me semble, comme des romans grandioses, voire fondateurs
de la littérature française du XXe siècle... Céline
ayant fait énormément de petits, il faut bien le
reconnaître... Je me suis dit que les gens se rendraient
compte que j'avais illustré Voyage au bout de la nuit et non pas
Bagatelles pour un massacre.
Vous
a-t-on reproché d'avoir illustré Céline ?
A
partir du moment où l'on apprécie Céline, pour un
certain nombre de personnes, on devient suspect. Ça, j'y ai pas coupé...
Certaines critiques n'étaient pas franches, pas
directes. Je n'ai jamais été traité d'antisémite, on n'a
jamais écrit noir sur blanc que j'étais antisémite...
Mais c'était des remarques du genre " Vous aimez Céline,
donc... " Ces réflexions m'ont quand même un peu
peiné... Il y a quelques années, j'ai reçu ici un
journaliste suisse pour un entretien et l'on évoque mes
différents travaux. A un moment on arrive à Céline et au
Voyage au bout de la nuit. Je dis au journaliste
: " Bon, vous êtes intelligent, vous n'avez pas besoin
que je vous explique pourquoi j'ai illustré Voyage au
bout de la nuit et Mort à crédit... "
Le journaliste
me répond : " Non, non, non, pas besoin bien sûr... " Et
quand je reçois l'article, je lis " Jacques TARDI
illustre l'antisémite Céline ". Même si il n'y avait
aucune allusion directe, c'est assez désagréable de
retrouver " TARDI " et " antisémite " sur la même
ligne... Mais à un moment l'amalgame est hélas
inévitable. En ce qui me concerne, mon admiration pour
Céline est strictement littéraire, les pamphlets
m'emmerdent profondément. Ce que je reproche à Céline
c'est d'avoir laissé en friche Casse-pipe, qui
aurait certainement été un grand roman, pour écrire ses
pamphlets immondes.
D'après
vous, d'où viennent ces blocages vis-à-vis de Céline ?
Ils
viennent de la mauvaise réputation politique de Céline.
Certaines personnes ne lisent pas son œuvre, mais ils le
jugent hâtivement d'après son parcours idéologique. Si
vous voulez, il y a une idée simpliste qui veut que le
talent, on ne l'accepte pas s'il est placé du mauvais
côté, et dieu sait si Céline s'est placé du mauvais
côté... Mais c'est son problème ! Ce serait simple si le
talent se trouvait à gauche ! Ce serait parfait, on
n'aurait pas à se poser de questions... Nous avons un
homme de gauche en face de nous, il aurait
obligatoirement du talent... Ce n'est pas toujours le
cas ! Il y a des sacrés ringards à gauche... Et ça, ça
passe pas.
Mais
si il y a des blocages, Céline est entièrement
responsable de cette situation. Avec ses pamphlets, il
s'est foutu la
gueule en l'air, avec une image de marque détestable. Il
ne faut pas oublier qu'en 1932, le Voyage au bout de
la nuit était considéré comme un roman populaire, un
roman " communisant ". Pour moi, quand Céline écrit
Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, il met
de l'eau dans son vin, il n'y a pas d'allusion directe.
A mon avis Céline n'a pas basculé brutalement dans
l'antisémitisme en 1937, il l'était depuis toujours.
Quand on lit
L'Église,
qui est une ébauche de Voyage au bout de la nuit,
il y a un antisémitisme évident. C'est pourquoi je
considère que ses premiers romans sont " fréquentables
", car il n'y a aucune trace apparente d'antisémitisme ;
mais le personnage lui, est hélas " infréquentable ".
On dit souvent que Céline est un " anarchiste de
droite ".
Par
bien des aspects, Céline était aussi un anarchiste, même
si je n'aime pas cette expression " d'anarchiste de
droite ".
Vos dessins sont devenus tellement emblématiques que
vos dessins illustrent même les couvertures des
œuvres de Céline en poche ?
Avant même de faire le projet avec Futuropolis, on
m'avait proposé d'illustrer les couvertures de Céline.
Puis ça été refusé... Le directeur de la collection "
Folio " trouvait mes dessins trop sombres, trop tristes,
qu'on n'allait pas en vendre... (rires). Mais après le
succès de l'édition illustrée de Voyage au bout de la
nuit, Gallimard a tenté de rattraper le coup. Ils
voulaient que je ramène mes illustrations. Je me suis
fait un peu tirer l'oreille... Après tout ils étaient
toujours aussi noirs... Puis j'ai accepté. Mes dessins
illustrent toujours les couvertures de Céline. Le
directeur de la collection " Folio " a duré moins
longtemps qu'eux... Je ne me suis pas privé de lui dire
d'ailleurs...
M.
TARDI, après vous, plus personne n'a essayé d'illustrer Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Vous
savez pourquoi ?
(long
silence) Vous savez ce que disait Céline : "
J'écris pour que les autres ne puissent pas écrire après
moi " Eh bien, je pourrais reprendre cette formule :
" J'illustre Céline pour que les autres ne puissent
plus le dessiner après moi ... " (rires)
Céline
disait aussi cela pour le cinéma...
Oui,
et je pense que si Céline n'a pas encore été adapté au
cinéma c'est exactement pour les mêmes raisons que j'ai
évoquées tout à l'heure pour la bande dessinée. Si un
réalisateur veut adapter Céline au cinéma il sera obligé
de faire des dialogues, qui seront moins bons que le
roman, et forcément, la puissance du texte disparaîtra.
Mais on peut considérer que le film a été fait, et que
l'on retrouve des adaptations du Voyage au bout de la
nuit dans de multiples séquences de plusieurs petits
films. Si l'on regarde bien certains films, l'influence
de Céline est perceptible.
Dans Panique de Duvivier, il y a une place avec des
forains et un " stand des nations ", comme dans le
Voyage au bout de la nuit. Dans Les Portes de la
nuit, il y a des scènes qui se passent en banlieue,
on retrouve la mesquinerie des gens... idem dans Pépé
le Moko et Carnet de bal, qui ont des ambiances très
céliniennes. Si l'on met bout à bout ces extraits de
film, on retrouve l'œuvre de
Céline.
M. TARDI, je vous remercie pour cet entretien. Pour
conclure, avec le recul, avez-vous des regrets vis-à-vis
de votre travail sur Céline ?
On a toujours des regrets. Je trouverais cela dramatique
d'être satisfait de son travail, de se dire que c'est
merveilleux ce que l'on a fait... Avec le recul, je me
dis que de la première à la dernière illustration,
j'aurais pu faire mieux.
(Propos recueillis par David
ALLIOT, BC n° 316, février 2010).
***
ENTRETIENS :
Régis TETTAMANZI
Régis Tettamanzi est
professeur et responsable de la section de
Littérature française du département des Lettres
Modernes à l'Université de Nantes. Il a consacré
sa thèse de doctorat aux textes polémiques de
Céline et publié en 1999 aux éditions Du
Lérot Esthétique de l'outrance, idéologie
et stylistique dans les pamphlets de L.-F.
Céline.
La surprise de cette rentrée vient de la publication au Canada de la toute
première édition critique des pamphlets
céliniens.
Vous venez de publier
aux éditions Huit, éditeur basé à Québec,
une édition critique des quatre textes "
polémiques " de Céline. Comment s'est passée
votre rencontre avec Rémi Ferland, responsable
des éditions Huit ?
Rémi
Ferland avait de toute façon le projet de
rééditer les pamphlets au Canada, puisque,
depuis le 1er janvier 2012, l'œuvre de Céline
est tombée dans le domaine public canadien. Au
cours de la phase de préparation, il a pris
connaissance du travail universitaire que
j'avais effectué
sur ces textes auparavant, et a
souhaité que je réalise l'édition critique. De
mon côté, je me doutais bien qu'un jour il
faudrait que je reprenne et actualise mes
travaux antérieurs ; mais je ne comptais pas le
faire aussi tôt.
Rémi Ferland a su me convaincre, d'abord sur le plan scientifique, car
c'est un éditeur d'un professionnalisme
irréprochable. Mais aussi sur le plan moral, car
nous sommes " sur la même longueur d'ondes " à
propos de Céline, si je puis dire. Nous
l'admirons comme écrivain évidemment ; mais nous
condamnons avec la plus grande rigueur
l'expression de la haine raciale, quelle qu'elle
soit et d'où qu'elle vienne. De toute manière,
en ce qui me concerne, je n'aurais jamais
accepté de travailler avec un éditeur qui soit,
de près ou de loin, complaisant à l'égard des
idées d'extrême-droite.
Quel est l'objectif
d'un tel travail ?
Le point le plus important
est évidemment qu'il s'agit de la première
édition critique des écrits polémiques de
Céline. Il ne s'agit pas de " révéler " le texte
des pamphlets, j'insiste là-dessus. Comme vous
le savez, ces textes circulent depuis longtemps
en éditions pirates, et depuis quelques années
sur plusieurs sites Internet. Si l'on veut les
lire, à l'état brut en quelque sorte, on le peut
sans aucune difficulté ; et il va sans dire que
je trouve cela extrêmement nauséabond. La
différence vient précisément du fait qu'une
édition critique est une mise à distance des
textes. Elle implique un recul absolument
nécessaire quand on aborde ces écrits-là.
Il y a donc un double objectif : d'abord permettre de lire ces écrits
polémiques de manière informée ; c'est l'aspect
historique si vous voulez. Replacer les
pamphlets dans l'histoire, l'histoire littéraire
et culturelle aussi bien, en éclaircissant les
multiples allusions à des personnes, à des
faits, des livres, des œuvres d'art etc.
Souligner aussi, bien sûr, ce que Céline
emprunte à ses sources " documentaires "
antisémites.
Nous sommes un certain nombre de chercheurs (A. Kaplan, P. Roussin par
exemple) à avoir insisté sur les relations entre
Céline et les groupuscules de l'ultra-droite à
la fin des années trente : à cet égard, cette
édition critique est aussi la résultante de ces
recherches. Quelle meilleure condamnation du
geste raciste, d'ailleurs, qu'un simple regard
jeté sur les sources en question ! des brochures
ignobles, des journaux d'une médiocrité
crasse... Bref, lire ces pamphlets comme des
documents historiques, sans dissimuler qu'ils
ont leur part de responsabilité dans les
mécanismes mentaux, idéologiques, ayant conduit
au pire.
Le second aspect est bien entendu littéraire. J'aimerais montrer à
travers cette édition qu'on ne peut pas balayer
ces textes d'un revers de la main en décrétant
qu'ils sont nuls et n'ont aucune valeur
littéraire. D'abord, il y a une continuité
évidente avec l'œuvre romanesque de Céline, en
particulier à travers la figure du locuteur, et
Céline s'emploie à souligner cette continuité.
Ensuite, même si bien des pages sont
consternantes, non seulement par le contenu mais
aussi par la forme, d'autres sont du meilleur
Céline. Cela peut choquer beaucoup de lecteurs,
mais c'est ainsi. Et ce serait injuste de ne pas
le dire. En fait, je voudrais que le lecteur
soit sensible à tous les aspects de ces textes,
sans en occulter aucun.
En 1999, vous avez
publié aux éditions Du Lérot Esthétique de
l'outrance. Idéologie et stylistique dans les
pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, en
réservant un des deux volumes de l'ouvrage à
tout un appareil critique des pamphlets : notes,
fiches biographiques, documents, archives, etc.
Que pourra trouver le lecteur canadien dans
cette édition ?
C'est très différent, il
s'agit d'un autre livre. Esthétique de
l'outrance était issu de ma thèse de
doctorat, soutenue dans les années 1990 devant
un jury composé d'Henri Godard, Pierre-Edmond
Robert, Jean-Louis Houdebine pour les
littéraires, et de deux historiens : Pascal Ory
et Me Serge Klarsfeld. Des personnalités
irréprochables, comme vous voyez. Ce travail
était divisé en deux parties : la première
consistait en une mise en contexte historique,
qui replaçait les pamphlets de Céline dans leur
époque, et les confrontait avec leurs sources
documentaires - cette " littérature des
officines de propagande " comme je l'appelle
parfois ; cette étude se proposait ensuite
d'analyser la rhétorique et la stylistique des
pamphlets. Cette première partie reste
évidemment d'actualité. Si je devais la
réécrire, je modifierais sans doute certains
points, mais sur le fond, la réflexion que je
menais il y a une quinzaine d'années me semble
toujours valable.
En revanche les annexes, qui constituent la deuxième partie de cette thèse
et donc du livre, étaient devenues obsolètes,
pour plusieurs raisons. Les deux annexes les
plus importantes étaient une dictionnaire des
noms propres et une " annotation " sous forme
d'extraits des pamphlets qui me semblaient
nécessiter des commentaires. Mais elles avaient
été réalisées en l'absence de toute possibilité
de réédition, et par conséquent visaient un
public de spécialistes. J'avais donc fait
l'impasse volontairement sur beaucoup de notes
historiques, pour privilégier l'étude des
sources, en particulier le terreau
ultra-droitier que j'évoquais précédemment. Tel
quel, cela faisait néanmoins un très gros livre,
je tiens d'ailleurs souligner le courage de
Jean-Paul Louis, le responsable des éditions
Du Lérot, qui a toujours soutenu ce travail,
et m'a permis de le mener à bien.
Par conséquent, si l'on veut aborder les pamphlets sous l'angle
analytique, interprétatif, on peut se reporter
au premier volume d'Esthétique de l'outrance.
En revanche, Ecrits polémiques est
désormais l'édition critique de référence sur
les pamphlets de Céline. La quantité de notes
sur le texte est considérablement plus élevée ;
je n'ai pas compté dans le détail, mais il y en
a au moins deux ou trois fois plus. J'ai
d'ailleurs eu le plaisir de pouvoir résoudre
(avec l'aide de Rémi Ferland) de nombreuses "
énigmes " sur lesquelles les chercheurs butaient
depuis longtemps.
On trouvera dans cette édition le texte des quatre principaux pamphlets :
Mea culpa (1936), Bagatelles pour un
massacre (1937), L'Ecole des cadavres
(1938) et Les Beaux draps (1941) ; j'ai
ajouté trois textes complémentaires, pour
montrer la continuité de la parole pamphlétaire
chez Céline tout au long de sa carrière :
Hommage à Zola (1933), A l'agité du bocal
(1948) et Vive l'amnistie, Monsieur !
(1957), dont l'annotation a été complétée.
Ce ne sont pas des fac-similés. Les textes ont été établis avec le
maximum de précision, en tenant compte des
manuscrits pour ceux qui sont connus.
L'annotation proprement dite comporte par
conséquent un aspect génétique, et par ailleurs,
elle s'attache bien évidemment à relever et à
expliquer toutes les allusions historiques,
culturelles, littéraires qui grouillent dans ces
écrits polémiques ; des notes de langue
explicitent également les mots rares (termes
médicaux par exemple). A cela s'ajoutent
plusieurs annexes, qui ne sont pas les mêmes que
celles d'Esthétique de l'outrance ; enfin
pas toutes. Certaines devaient être maintenues,
comme le synopsis des pamphlets ou le cahier
photographique (les illustrations des rééditions
de 1942 et 1943) ; d'autres ont été complétées,
comme la table de concordance ; d'autres enfin
sont nouvelles : un glossaire des termes
argotiques et populaires, une chronologie,
plusieurs index et j'en passe. Au total, en
comptant l'introduction, on arrive, sur les 1050
pages du volume, à plus d'un tiers de notes.
Mais c'était nécessaire.
En France, une telle
édition pourrait-elle voir le jour ? Des projets
sont-ils en préparation ?
J'ignore s'il y a des projets en préparation. Mais si c'est le cas, ils
auraient du mal, désormais, à éviter le
plagiat... En tout état de cause, deux choses
doivent être prises en compte. D'une part, la
question du domaine public, qui, en France, est
de 70 ans après la mort de l'auteur ; en
principe, il est donc impossible d'envisager une
réédition des pamphlets avant 2031. A cela
s'ajoute ce qu'on appelle le " droit moral ",
qui est chez nous indépendant de la loi sur le
domaine public, et non limité dans le temps.
En clair : une œuvre qui tomberait dans le domaine public, mais dont les
ayants droit ne souhaiteraient pas la réédition,
ne pourrait être republiée. Or, au Canada, une
œuvre tombe dans le domaine public 50 ans après
la mort de l'auteur, et le droit moral est "
aligné ", si je puis dire, sur cette loi ; les
textes juridiques sont très clairs sur ce sujet.
Il n'y a pas d'obstacles à une réédition des
pamphlets dans ce pays.
A la question du "
droit moral ", du respect de la volonté de
l'auteur puis de ses ayants droit, Rémi Ferland
répond : " C'est une bonne question ". Quelle
est votre position sur ce sujet ?
Je vous l'ai
dit : au Canada, le " droit moral " n'est pas
perpétuel, il est plus restreint qu'en France.
Par conséquent, cette réédition n'encourt aucun
reproche à cet égard. Mais je ne voudrais pas
pour autant que cette publication apparaisse
comme une provocation à l'égard des ayants
droit, de Mme Destouches particulièrement, pour
qui j'ai le plus profond respect. En réalité, je
pense que cette réédition joue non seulement en
faveur de Céline, mais aussi de ses héritiers.
Je vais peut-être me répéter, mais le " droit
moral " n'est pas respecté, quand les pamphlets
circulent, soit en éditions d'époque, soit en
éditions pirates, soit sur Internet. C'est là
qu'est à mon sens la véritable atteinte aux
ayants droit. Il me semble que ces derniers
devraient au contraire se réjouir de voir ces
textes publiés dans une édition qui se distingue
(à tous les sens du terme) ; car il ne faut pas
se voiler la face : tous ces sites, toutes ces
maisons d'édition diffusent les pamphlets de
Céline dans un seul but, la propagande
antisémite et raciste. Mon travail s'inscrit
délibérément contre ces pratiques, en décryptant
les textes, en les expliquant, au sens propre
(expliquer vient d'un mot latin qui veut dire
déplier, exposer). Je serais vraiment heureux si
Mme Destouches pouvait en venir à considérer que
cette édition est utile à la connaissance que
nous pouvons avoir de l'œuvre de Céline ; et
que, par conséquent, elle ne nuit pas à la
volonté de Céline ni à la sienne.
Vous avez co-organisé
le colloque " Céline à l'épreuve ", qui
s'est déroulé à Paris et à Nantes les 25, 26 et
27 mai 2011. Etait-il important qu'un travail
universitaire soit présenté au public l'année du
cinquantenaire de la mort de Céline ?
Evidemment.
Les commémorations ont ceci de bien qu'elles
voient fleurir de nombreuses publications ; mais
elles ont pour inconvénient aussi de susciter
des travaux sans intérêt, simples compilations
qui se complaisent dans l'anecdote (en 1935,
Céline portait-il un pardessus ou une gabardine
? information capitale évidemment...) ou
enfoncent des portes ouvertes : sur un sujet
beaucoup plus sérieux, il est ahurissant de voir
encore paraître des livres qui prétendent "
révéler ce que tout le monde cache ", à savoir
que Céline était raciste et antisémite.
Franchement, tout le monde (justement) le sait
depuis longtemps, non ? Sur ce sujet, il s'agit,
non de passer à autre chose évidemment, mais
d'aller plus loin.
Pour en revenir à ce colloque international, qui a été organisé en
collaboration avec le CNRS et l'Université de
Paris-3, je dirais qu'il avait un double
objectif, deux volets scientifiques : d'une part
établir un bilan des études sur Céline depuis sa
disparition, en donnant la parole tant à des
chercheurs confirmés qu'à des doctorants qui
assurent la relève. D'autre part, tenter de
cerner l'influence de Céline sur la littérature
contemporaine (pas seulement en France) ; vaste
sujet, très complexe, dont on présente ici une
première approche à travers des communications
scientifiques, mais aussi une table ronde
associant des écrivains français d'aujourd'hui :
je remercie d'ailleurs Mickaël Ferrier, Hédi
Kaddour et Yves Pagès d'avoir fait le
déplacement jusqu'à Nantes pour cette
intervention.
Je ne suis évidemment pas hostile à une critique littéraire plus " libre
", une critique d'humeur comme on disait
autrefois. Mais en tant qu'universitaire, je
reste attaché à l'idée que la connaissance sur
un domaine, sur un auteur, progresse aussi de
façon cumulative, par le biais de travaux qui se
complètent les uns les autres. C'est sûr, cela
prend du temps ; et cela contrevient au " temps
court ", voire au " temps immédiat " qui est le
propre des sociétés contemporaines... Ce
colloque est donc une étape dans la réflexion
contemporaine sur Céline, rien de plus, mais
rien de moins ; les actes seront publiés en
2013.
Revenons maintenant
à vos travaux antérieurs, et plus
particulièrement à Esthétique de l'outrance.
Les différentes biographies consacrées à
l'écrivain, ainsi que sa correspondance,
mettent en évidence son engagement volontaire
dans le combat politique, concrétisé notamment
par sa tentative, sous l'occupation, d'unifier
les différents partis antisémites.
La rédaction des pamphlets répond-elle à la volonté de vulgariser les
croyances politiques et idéologiques de l'époque
?
Hélas oui !
C'est même ce qui m'apparaît comme le plus
détestable dans le " geste pamphlétaire " de
Céline à partir de 1937. Les officines de
propagande dont je parlais tout à l'heure
n'étaient que des groupuscules. Il est assez
difficile de mesurer l'influence qu'elles ont pu
avoir dans la société française de l'époque,
mais cette influence était sans doute assez
faible. Avec Céline, il s'agit d'autre chose,
puisque, de facto, l'antisémitisme bénéficie de
la caution d'un auteur connu, bien que
controversé.
Ce n'est pas tant qu'il met à la portée du plus grand nombre des idées qui
seraient confidentielles : l'antisémitisme comme
vous savez, était malheureusement répandu
largement avant la guerre. Non, il lui donne une
légitimité, du fait de son statut d'écrivain.
Pire encore : il met cette langue
extraordinaire, forgée dans Voyage au bout de
la nuit et dans Mort à crédit, au
service de la haine. Ce style qui brise tous les
tabous, qui démonte les idoles, qui détruit
toutes les fausses illusions, et qui de plus
nous fait rire, bref, cette langue qui a libéré
d'une certaine façon le français écrit, elle
tombe maintenant en servitude. Il y a une lettre
terrible, adressée par Céline en 1938 au
responsable d'une officine de propagande : en
substance, il lui explique qu'il faut rendre
l'antisémitisme populaire, c'est-à-dire renoncer
à une phraséologie savante, type " racisme
scientifique ", pour se mettre au niveau du
public moyen. Pour ma part, c'est vraiment une
des choses que je lui pardonne le moins. Et je
précise : les trois principaux pamphlets (Bagatelles,
L'Ecole, Les Beaux draps) sont
impardonnables en tant que tels ; mais ceci plus
particulièrement.
Le style " ordurier
" des pamphlets est-il à l'origine de l'accueil
mitigé de Bagatelles pour un massacre par
certains milieux de l'ultra-droite ?
Il faut distinguer deux
choses. Les pamphlets ont été bien accueillis
dans l'ensemble, par ces forcenés
d'extrême-droite. Ils se reconnaissaient dans
les " idées " de Céline, et pour cause :
c'étaient les leurs. Mais effectivement, on sent
chez certains d'entre eux des réticences liées à
l'emploi d'un vocabulaire du bas corporel. A mon
sens, il y a aussi autre chose : dans cette
mouvance idéologique, il est nécessaire de
parler et d'écrire un " bon français ", afin de
" rénover la France ", de " restaurer les vraies
valeurs ". Par conséquent, Céline contrevient
sur deux plans à ce beau programme : en
utilisant des termes " orduriers ", mais aussi
en imposant un style oralisé, à des
années-lumière du " bon français ", ou du
français soutenu qui reste de mise à l'écrit.
Vous recensez dans
votre ouvrage les convergences et les
différences entre la propagande antisémite de
l'époque et ce que l'on peut trouver dans les
écrits polémiques de Céline. L'antichristianisme
et le racisme biologique seraient les
principales " originalités " de Céline ?
Je ne dirais pas cela, et
je nuancerais un peu ce que j'écrivais là-dessus
autrefois. Il y a plusieurs " sensibilités "
dans l'extrême-droite de l'époque. Même si le
vieux fond antisémite chrétien y reste très
répandu, il existe également un antisémitisme
agnostique, voire athée, auquel on peut
rattacher Céline. Il faut préciser que certains,
même s'ils ne sont pas du tout croyants, peuvent
parfois reprendre les références à la religion
pour des raisons de circonstances, par
opportunisme si l'on veut. Ce n'est jamais le
cas de Céline, bien entendu, pour qui la
question de Dieu ne se pose pas. Quant au
racisme biologique, j'ai longtemps été d'accord
sur ce point avec certains chercheurs, mais je
serais plus mesuré aujourd'hui. Il me semble
que, là-dessus non plus, Céline n'invente pas
grand-chose. Il reprend des idées éventées qui
sont apparues au XIXe siècle, dans le sillage de
l'anthropologie naissante, de l'eugénisme, et du
darwinisme social. Ce racisme " scientifique " à
fondement biologique, on le trouve par exemple
chez Vacher de Lapouge, et bien sûr chez
Montandon un peu plus tard. Il serait nécessaire
d'en reprendre un peu la genèse intellectuelle.
Les arts, notamment
la danse, sont présents dans les pamphlets.
Quels rôles peuvent jouer les trois ballets dans
Bagatelles pour un massacre ?
C'est une question très
complexe. Les deux premiers (La Naissance
d'une fée et Voyou Paul, Brave Virginie)
figurent dans la première séquence, l'ouverture
du texte ; le troisième (Van Bagaden)
clôt le volume. Tous trois ont été écrits
indépendamment du pamphlet, et Céline, on en a
la certitude, a voulu les faire jouer. Il les a
proposés à l'Opéra, à l'Exposition
internationale de 1937, et même à l'étranger ;
mais sans succès. Très rapidement, on pourrait
distinguer plusieurs niveaux d'interprétation :
d'abord, les ballets représentent les "
bagatelles " du titre, c'est explicite dans le
texte à un moment donné, noir sur blanc. Par
conséquent, ces ballets font partie de ces
choses que le pamphlétaire dresse en vain
(bagatelles !) face au massacre, c'est-à-dire à
la guerre qui vient.
Mais ce n'est pas si simple. En effet, si l'on regarde ces petits textes
en détail (cela a été fait il y a longtemps par
des chercheurs, j'en donne les références dans
l'édition), on s'aperçoit aussi qu'ils
véhiculent certaines obsessions de Céline, à
l'égard des étrangers par exemple. Et dans le
même temps, j'insisterais sur ce point, ces
ballets disent autre chose : sur la beauté du
monde, sur la fragilité des êtres, sur le danger
qui menace toute création. Ils sont donc
ambigus, au sens le plus fort du terme.
Rappelez-vous qu'ils ont été publiés après la
guerre, en 1950, sous le titre Ballets sans
musique, sans personne, sans rien. Céline
considérait donc qu'ils pouvaient être réédités
sans dommage, bien qu'ils fassent partie de ses
écrits polémiques. Je ne pense pas qu'il faille
lui supposer quelque intention sournoise ; les
ballets représentent incontestablement une part
de son imaginaire, et cette part ne se réduit
pas, loin s'en faut aux aspects les plus douteux
de celui-ci.
Pouvez-vous nous
présenter le concept de " macro-phrase " ?
N'est-ce pas, avec la pratique du néologisme,
notamment adverbial, la principale
caractéristique du style célinien ?
Je n'ai pas inventé la
notion de macro-phrase, qui figure dans un
article d'un linguiste appelé François
Richaudeau. Je m'en étais servi pour des raisons
pratiques dans Esthétique de l'outrance,
mais toute terminologie est en réalité
discutable. Il faudrait peut-être aujourd'hui
redéfinir de façon plus précise cet aspect, qui,
effectivement, est la marque propre du style de
Céline après la guerre. On en trouve cependant
des exemples dès Mort à crédit. Il s'agit
de ces phrases qui ne s'articulent plus selon
les modalités habituelles de la grammaire et de
la syntaxe, mais sont constituées de segments,
le plus souvent courts, séparés par des points
d'interrogation ou d'exclamation, ou encore par
les fameux " trois points ". Leur particularité
de plus en plus évidente au fur et à mesure que
l'œuvre de Céline s'est développée, vient aussi
du renoncement au système des majuscules /
minuscules. C'est très perturbant à la lecture,
cela bouleverse complètement nos habitudes. On a
l'impression d'un discours atomisé, disséminé,
et la notion même de phrase " traditionnelle "
tend à disparaître. Je connais des lecteurs, y
compris des amis proches, qui ont bien du mal
avec ce type d'écriture. Mais selon moi, c'est
vraiment par là que Céline se révèle un
inventeur de langue, un inventeur dans la
langue. On pourrait employer également
l'expression de phrase hypersegmentée,
qui est plus proche de l'effet produit sur le
lecteur.
Quant au néologisme, il est également très important chez Céline, mais je
ne le restreindrais pas à l'adverbe ; toutes les
unités constitutives de la langue sont
concernées : substantifs, verbes, adjectifs. Et
il faut bien le dire, les pamphlets sont de tous
les textes de Céline ceux dans lesquels les
néologismes sont les plus nombreux et les plus
inventifs. Ce qui s'explique assez bien, car
Céline n'y est pas assujetti à la narration
d'une intrigue, il peut donc se concentrer sur
la langue elle-même. Mais je m'empresse de dire
que, si ces néologismes sont parfois inventés
pour le meilleur, ils le sont la plupart du
temps pour le pire, quand ils servent à attaquer
les juifs ou les autres cibles de Céline ; ce
qui les discrédite complètement, bien sûr. Tant
d'intelligence et de sensibilité à la langue,
gâchées, abîmées ainsi...
Quelle est la place
des pamphlets dans l'évolution stylistique de
Céline ? Selon vous, il y aurait continuité plus
que rupture ?
Oui, si l'on pense à ce
dont nous parlions plus haut : la posture du
locuteur, ou la présence des phrases
hypersegmentées. Mais il ne faut pas perdre de
vue que, dans les pamphlets, il y a aussi des
procédés de style qui entravent la libération de
la langue : les répétitions par exemple, qui
confinent au ressassement, et rendent
insupportables tant de passages ; les citations
aussi, tellement nombreuses qu'au bout d'un
moment, on n'en peut plus ! Egalement un certain
type de phrases, énumératives par exemple (cela
va avec les répétitions) ; ou bien des espèces
de périodes (dans Esthétique de l'outrance,
je les avais appelées des " périodes
orales-oratoires "), qui font penser à
l'éloquence du tribun populaire, du haut de son
estrade, en train d'haranguer la foule... Or,
cette éloquence-là, c'est précisément celle à
laquelle Céline veut tordre le cou dans ses
romans ! Pour revenir à l'écriture romanesque,
dès Guignol's band, il a donc dû se
débarrasser de certains tics, ou procédés, vers
lesquels il avait été entraîné dans les textes
polémiques.
Et Féerie pour
une autre fois serait le roman-clé (vous
parlez de " roman-pamphlet "), le texte qui
ferait la fusion entre écriture pamphlétaire et
écriture romanesque ?
Il me semble, oui. Surtout
dans le premier volume, on ne sait plus très
bien où on est, en termes d'espace et de temps,
mais aussi de genre littéraire : est-ce un roman
? un pamphlet ? Dès qu'une intrigue romanesque
se met en place, aussitôt la voix du locuteur
évoque ses problèmes actuels, la prison au
Danemark, ses ennemis dans le monde littéraire
d'après 1945 ; quelques pages plus loin, c'est
l'inverse, et ainsi de suite. C'est d'ailleurs
ce qui rend la lecture de ce texte difficile, et
explique sans doute le discrédit dans lequel il
est toujours.
A mon sens, ce n'est pas uniquement pour des raisons liées aux
circonstances de sa réception en 1952. Bien sûr,
Céline ne renie rien de ses engagements passés,
mais en même temps, il revient dans le champ
littéraire en usant d'une langue inouïe,
d'avant-garde. Il fait tout ce à quoi l'on ne
s'attendait pas.
Vous
participez régulièrement aux travaux de
L'Année Céline. Avez-vous un travail sur
Céline en préparation ?
Comme je vous l'ai
précédemment, les actes du colloque " Céline à
l'épreuve " sont en préparation (sortie prévue :
2013). Je songe aussi à réunir en volume un
certain nombre d'articles qui sont pour
l'instant dispersés dans des revues ou des
recueils collectifs.
(Propos recueillis par Matthias Gadret, Le Petit Célinien, 23 septembre
2012).
***
RENCONTRE AVEC HENRI THYSSENS
Les
retrouvailles ont lieu dans une brasserie au cadre
rétro, située près de la Grand-Place de Bruxelles, au cœur
des Galeries Saint-Hubert. De retour d'un séjour aux
Etats-Unis d'Amérique, Henri Thyssens est prolixe sur le
sujet qui nous intéresse tous deux. Rien d'étonnant à
cela : il est sans nul doute celui qui connaît le mieux
la personnalité et l'œuvre
éditoriale de Robert Denoël.
Au
lieu de lui consacrer un livre,
il a opté pour un site Internet -
www.thyssens.com
-
entièrement voué à celui qui fut l'éditeur de Céline de
1932 à 1944. Cette réalisation constitue une réussite
sans équivalent appelée en outre à s'enrichir durant les
années à venir.
Conversation
à bâtons rompus avec ce libraire liégeois qui a consacré
plus de trente années à étudier la vie et l'œuvre
de son célèbre concitoyen disparu tragiquement le 2
décembre 1945.
Quand
as-tu commencé à t'intéresser à Robert Denoël et
qu'est-ce qui t'a amené à travailler sur lui ?
Au
début des années 70, mon vieil ami l'éditeur Pierre Aelberts, qui l'avait connu, me raconta son histoire.
Elle finissait mal. J'ai voulu savoir pourquoi.
Le
fait que tu sois, comme lui, d'origine liégeoise a-t-il
joué un rôle quant à ton intérêt pour la destinée de cet
homme ?
Probablement.
Mais c'est surtout sa fin tragique qui posait question.
Sur
quels aspects tes recherches ont-elles porté et quelles
ont été les différentes étapes de ce travail ?
Aelberts
pensait que les communistes l'avaient exécuté, à cause
de ses idées ou à cause de ses publications. J'ai voulu
connaître les deux.
L'hypothèse
formulée par Aelberts n'était pas la seule, en fait.
Quelles sont celles qui ont été envisagées à l'époque ?
La
famille Denoël penchait pour une affaire
politico-affairiste. Personnellement, je n'avais aucune
opinion préconçue. Mais une fois qu'on connaît le
dossier, on ne perd plus de temps avec d'improbables
rôdeurs.
A
quelles difficultés as-tu été confronté au cours de
cette recherche ?
Dès
1974, j'ai rencontré Pierre Denoël, son frère cadet. A
cause de lui, aucun membre de sa famille n'accepta de me
recevoir : on me soupçonnait de vouloir, pour
d'inavouables motifs, remuer un passé douloureux. Sauf
Cécile, la veuve de l'éditeur, qui m'accueillit
chaleureusement.
Quels
sont les témoins de la vie de Robert Denoël qui t-ont le
plus impressionné, dans un sens ou dans l'autre ?
Jeanne Loviton : une noire égérie, extrêmement séduisante et
inquiétante. Il n'y avait pas un mot qui ne fit l'objet
d'un calcul, pas un geste qui n'aboutît à une pose -
j'étais, après chaque visite, soulagé de quitter son
immeuble de l'avenue Montaigne, et pressé d'y retourner.
Pourrais-tu
expliciter cette réaction ambivalente ?
Son
intelligence était redoutable, sa parole aussi : elle me
fascinait, et m'effrayait un peu. Mais je ne pouvais
m'empêcher d'y retourner : un mot, une confidence, lui
échapperaient peut-être. J'étais jeune.
Et
Cécile Denoël ?
Cécile
était malade depuis longtemps, mais ses souvenirs (et
ses convictions) étaient intacts. Elle m'a beaucoup
aidé, sans se soucier des ukases de la famille Denoël.
Après sa mort, son mari, Albert Morys, en a fait autant.
C'était très méritoire.
C'est
elle, je crois, qui t'a signalé l'existence du texte de
la pièce Progrès qu'elle détenait ?
Oui,
elle m'a montré ce tapuscrit inédit lors de ma première
visite, en 1977. Il était à vendre ; je n'avais pas les
moyens de l'acheter. Je l'ai signalé à Jean-Pierre
Dauphin. Il s'est rendu chez elle peu après avec Henri
Godard, a négocié l'affaire, et publié le livre au Mercure de France. Il avait fait une belle trouvaille.
Quel
genre d'homme était Robert Denoël ? S'il fallait en
faire un bref portrait psychologique, qu'y aurait-il à
dire ?
Un
homme extrêmement complexe, à la fois dominant et
dominé, refoulé et exubérant, rieur et angoissé, un vrai
derviche. Louise Staman a, dans son livre, cité le mot
de Céline qui qualifiait Denoël de " zèbre ", en
rappelant que ce charmant animal a la faculté de se
camoufler au milieu de ses semblables grâce à ses
rayures changeantes.
En
quoi ses origines familiales et sociales
expliquent-elles en partie la trajectoire qui fut la
sienne ?
Il
n'a vécu que pour la littérature. Déçu par Liège, où il
n'en a pas trouvé digne de lui, il s'est tout
naturellement tourné vers Paris. Un certain atavisme,
probablement (son grand-père était avocat et écrivain),
et un besoin furieux de quitter un milieu familial
conventionnel, où il était en conflit permanent avec son
père, expliquent en partie son itinéraire.
Robert
Denoël était aussi un lettré et s'est essayé à
l'écriture. Quel regard portes-tu sur ses écrits
littéraires ?
Il
a écrit toute sa vie, sans jamais trouver l'inspiration,
alors qu'il détectait admirablement le talent des autres
: c'était un vrai éditeur. Mais il excellait dans la
critique littéraire. Max Jacob notait en 1943 : "
Le
seul critique littéraire que nous ayons c'est Denoël :
ses " Vient de paraître " sont des chefs-d'œuvre
de justesse et de justice."
Hormis
des articles de critique littéraire, qu'a-t-il laissé ?
Des
nouvelles assez anodines dans les journaux et revues
belges, au cours des années 20. Mais il n'a jamais cessé
d'écrire, jusqu'à sa mort : des nouvelles, toujours
aussi anodines. Elles sont restées inédites.
Pour
quelle raison n'as-tu jamais rédigé une biographie de ce
personnage ? Sont-ce les circonstances de son assassinat
qui rendent la chose tellement épineuse ?
Bien
entendu. Un jugement a été rendu en juillet 1950 qui
fait l'impasse sur la question. Impossible de le
remettre en cause sans risquer de procès. Comment écrire
une biographie complète dans ces conditions ?
Peux-tu
rappeler précisément la teneur de ce jugement de 1950 ?
En
fait, c'est un non-lieu qui a été prononcé, le 28
juillet 1950, par la Cour d'appel de Paris. Cela
signifie que si l'on disposait aujourd'hui de faits
nouveaux concernant le meurtre, on pourrait, très
théoriquement, obtenir la réouverture de l'enquête. Ce
n'est pas le cas pour l'arrêt définitif concernant sa
succession, prononcé le 13 décembre 1950 par la même
juridiction.
Quels
sont les éléments qu'a apportés le livre de Louise
Staman ? En quoi a-t-il fait progresser la connaissance
du dossier ?
Louise
a eu accès à un dossier de police extrêmement délicat,
et n'a pas eu peur de s'en servir. L'édition américaine
de son livre contenait des affirmations audacieuses que
ses traducteurs français ont supprimées, par peur des
procès.
En
quoi consistait ces affirmations audacieuses ?
Louise
mettait en cause Gaston Gallimard : selon elle, il
aurait peut-être trempé dans l'attentat des Invalides,
voire même l'aurait commandité, avec d'autres éditeurs.
Les
circonstances de son assassinat demeurent mystérieuses
mais que peut-on affirmer avec certitude aujourd'hui ?
Il
y eut trois enquêtes de police : la première conclut au
crime crapuleux. La deuxième aussi, mais n'excluait pas
la présence possible, aux Invalides, " d'une tierce
personne dont Mme Loviton tairait le nom " et qui
serait le meurtrier. La troisième conclut à un
assassinat à la suite d'une discussion concernant le "
dossier noir " constitué par Denoël, et qui mettait en
cause d'autres éditeurs. Cette version mettait à mal la
version de Jeanne Loviton : Denoël allait à un
rendez-vous, qui se transforma en guet-apens.
Sur
ton site, tu indiques que l'agenda Hermès de Denoël
constituait " la seule pièce à conviction dont disposait
la partie civile pour convaincre la justice que
l'éditeur avait, avant sa mort, brassé des affaires
d'édition très importantes, et qu'on ne pouvait
prétendre, comme le faisaient Mme Loviton et ses amis,
qu'il n'avait d'autre fortune que les 12 000 francs
retrouvés dans son portefeuille. " Qu'est devenu cet
agenda ?
L'agenda
se trouve, j'imagine, au greffe du tribunal de Paris.
Cécile Denoël en avait tiré une copie photographique
très fidèle,
dont
elle m'a confié un exemplaire. Je l'ai déposé, avec mes
autres dossiers Denoël, à la BLFC, dont les archives ont
été versées à l'IMEC. Un dénommé Derval, qui gère le
fonds Denoël, m'a fait savoir que l'ayant-droit de
Robert Denoël avait accordé une " exclusivité de
recherche " à la dame qui est payée pour rédiger une
biographie de l'éditeur. Le calepin n'est plus
accessible, même pour moi ! Dommage, car le document est
d'un grand intérêt.
Céline
apparaît comme un auteur sans beaucoup de scrupules face
à son éditeur mais Denoël lui-même fut-il sans reproches
à l'égard de son auteur vedette ?
Céline
a fait et défait les Editions Denoël. La maison a pris
son essor grâce à lui, puis elle a subi ses exigences
déraisonnables ; chaque nouveau contrat lui était
prétexte pour réclamer des avantages supplémentaires. Il
a saigné la trésorerie pendant toute sa carrière chez
Denoël. L'éditeur, qui n'était pas en position de
refuser, méprisait cette avidité mais plaçait le génie
de l'écrivain au-dessus de tout : pas une fois il ne l'a
lâché.
Mais
Céline avait-il vraiment conscience de mettre en péril
l'existence même des éditions Denoël ? Il aura un
comportement assez semblable avec Gaston Gallimard qui
disposait, lui, d'une solide assise financière...
Céline
ne pouvait ignorer que Denoël avait de grosses
difficultés financières, en 1936-1939, par exemple,
puisqu'il l'a écrit à tous ses correspondants, en
forçant même le trait : " Denoël en faillite, qui ne
me paye plus ", etc. Il était hanté par la " peur de
manquer ".
Denoël
était assurément un éditeur dans l'âme mais ses prises
de position (je songe notamment à l'article sur Céline
qu'il signa dans Le Cahier jaune) étaient-elles
uniquement opportunistes ? En d'autres termes, était-ce
ou non un homme de conviction, avec des idées politiques
relativement précises ? Et partageait-il les idées de
Céline ?
Denoël
s'engageait trop, il se croyait moralement obligé de
soutenir ceux qu'il publiait. Son article du Cahier
jaune et les interviews qu'il a données à propos de
sa collection " Les juifs en France " sont, à mon
avis, opportunistes. Seule comptait la survie de sa
maison d'édition. Ses convictions personnelles étaient
tout autres. Il publiait des auteurs juifs, avait des
amis juifs, des maîtresses juives - dont certains ont
témoigné à son procès en juillet 1945. Un " zèbre " de
l'édition.
Denoël
était-il plus coupable que ses confrères parisiens ?
Qu'avait-il essentiellement à se faire pardonner ?
Il
était plus coupable que les autres puisqu'il avait eu du
succès, qu'il était un homme libre et qu'il était Belge.
Mais si on examine son catalogue, on trouve peu
d'ouvrages compromettants : cinq ou six sur quelque 300
volumes publiés entre 1940 et 1944. Seulement, parmi ces
quelques livres-là, il y a Les Décombres, un des
plus gros succès de l'Occupation, et les rééditions des
pamphlets de Céline, faites à sa demande, rappelons-le.
Quelle
fut véritablement son attitude sous l'Occupation ?
Etait-elle ambiguë ?
On
a mis en cause sa duplicité : un coup pour Rebatet, un
coup pour Triolet. Mais on oublie qu'Elsa Triolet n'a
jamais été inquiétée jusqu'en 1944 : c'est un article
intempestif des Lettres françaises clandestines,
à propos du Cheval blanc, qui a attiré sur elle
l'attention des autorités françaises. Ses livres se sont
vendus durant toute l'Occupation. Denoël écrivait, début
1937 : " Je continue à publier communistes et
royalistes avec plaisir et sans aucun sorte de cynisme.
" Seul comptait le talent, et il a maintenu cet adage
jusqu'au bout. On a vu, après la Libération, ce que
donnait l'édition idéologiquement correcte...
Si
on compare, par exemple, son activité sous l'Occupation
avec celle de Bernard Grasset, que peut-on dire ?
Que
Grasset s'est, lui, vraiment engagé dans la
collaboration, et pas seulement par les livres qu'il
publiait. Il allait au-devant des exigences de
l'occupant.
Sait-on
si Denoël a, comme Gaston Gallimard, " raté " certains
auteurs qui lui avaient soumis leurs manuscrits ?
Personnellement,
je n'en connais pas, mais il a dû commettre des erreurs
de jugement. Si l'on disposait des archives de sa
maison, on pourrait mieux apprécier ses refus
éditoriaux.
Connaît-on
maintenant la ou les raisons pour lesquelles Céline
n'obtint pas le Goncourt en 1932 ?
La
raison en est purement commerciale : à cette époque, la
maison Hachette faisait et défaisait les grands prix
littéraires. Le roman de Céline était publié par un
éditeur indépendant, qui refusait de lui céder la
distribution de ses livres. Si le Voyage avait eu
le prix, Hachette aurait dû acheter, comptant, des
milliers d'exemplaires. Avec celui de Mazeline édité
chez Gallimard, dont le trust vert avait la
distribution, rien de tel : un dépôt à six mois, sans
bourse délier. Il suffisait donc de s'assurer du vote de
l'un ou l'autre juré. En l'occurrence, ce sont deux
Belges, les frères Boex, dits Rosny, qui firent
l'affaire.
La
relation que Céline eut avec Denoël apparaît assez
ambiguë. De la défiance, parfois du mépris, mais aussi
de l'estime et même de la considération, semble-t-il.
Est-ce exact ?
Il
semble que l'estime est venue après la mort de
l'éditeur. Durant treize ans ce furent plutôt des
rapports de force. D'ouvrier à épicier, si l'on veut. Ce
qui me frappe, c'est son manque de reconnaissance pour
tous les efforts de Denoël en sa faveur. Quand il
accepte Voyage, après trois refus ailleurs ;
quand il défend Mort à crédit alors que la presse
l'éreinte ; quand il prend parti en faveur de ses
pamphlets, alors que rien ne l'y oblige ; quand il le
réédite durant toute l'Occupation alors que le papier
est rare ; rien, vraiment, ne paraît trouver grâce à ses
yeux. Seule sa mort paraît l'avoir " racheté ". Après
tout, c'est lui qui a vraiment mis sa peau sur la
table...
Dès
le début, Céline refuse d'ailleurs l'amitié de Denoël et
veut précisément s'en tenir à de strictes relations
auteur-éditeur. Il y a une anecdote fameuse à ce
sujet...
Oui,
on connaît l'histoire du panier de fruits envoyé à
Montmartre alors que Céline était souffrant, et renvoyé
à l'expéditeur : " Je suis familier, pas intime
", aurait-il dit. C'est une anecdote. Mais je crois
Cécile Denoël quand elle raconte que Céline répondait à
ses invitations à dîner. Tout paraît changer avec le
Goncourt manqué.
Quelles
sont les grandes lignes que l'on peut tirer d'une
analyse de la production éditoriale de Robert Denoël ?
Tout
d'abord, la recherche constante de la qualité, de
préférence chez de jeunes écrivains. Si j'obtiens
l'autorisation de publier sa correspondance, on pourra
vérifier avec quelle minutie il lit - seul - les
manuscrits littéraires, proposant ensuite des
améliorations, refusant au besoin de les publier tels
quels. En 1943, Barjavel déclarait à un journaliste : " J'étais jusque-là un journaliste, il a fait de moi un
écrivain. En cette matinée, il m'a appris mon métier.
C'était un homme fantastique. A part Céline, tous ceux
qui sont passés chez lui doivent quelque chose de leur
talent. "
Ensuite,
c'est le souci de coller à l'évènement : les livres
politiques (des deux bords) publiés par Denoël entre
1936 et 1939 constituent une remarquable bibliographie
de la guerre d'Espagne.
Le
grand problème de Denoël ne fut-il pas qu'il n'eut
jamais les moyens de ses ambitions ?
Oui,
ce fut un problème constant jusqu'à 1942. Quand les
capitaux furent enfin là, ils étaient allemands, c'était
la guerre, et le papier manquait.
A
ce propos, Céline se plaignait d'être réédité sous
l'Occupation avec du papier de piètre qualité. Les
autres auteurs de Denoël auraient-ils été favorisés de
ce point de vue ou est-ce encore une exagération
typiquement célinienne ?
Oh,
Céline va plus loin : il dit qu'il a toujours été
imprimé sur du " papier chiottes ", que Denoël ne lui a
jamais consacré un sou de publicité, etc. On a compris.
Mais il est vrai qu'en 1943, par exemple, Denoël a
publié une édition de luxe fort coûteuse d'un roman de
sa maîtresse d'alors, Dominique Rolin, tandis que les
livres qui sortaient de la rue Amélie étaient tirés sur
papier de bois.
Est-il
encore possible de faire en sorte que Robert Denoël ait
une sépulture digne de ce qu'il fut ou est-ce
aujourd'hui totalement impossible ?
Il
y a vingt-cinq ans, j'ai posé cette question au
conservateur du cimetière de Thiais : c'était
parfaitement possible. J'avais reçu les prix de
l'exhumation, le tarif des concessions. Mais il fallait
encore obtenir l'autorisation de la préfecture de police
: or, il existe un ayant-droit. C'est à lui que revient
cette décision.
Pour
quelle raison as-tu décidé de créer ce site Internet
entièrement consacré à Denoël ?
L'aide
de Louise Staman a été déterminante : son dossier de
police m'a permis de combler d'importantes lacunes dans
ma documentation. Et je n'avais aucune envie d'en faire
un livre : l'Internet, indéfiniment corrigible, m'a paru
le moyen le plus approprié pour un travail qui doit
compter actuellement quelque 700 pages, et qui est
appelé à en recevoir 500 autres, notamment dans le
domaine bibliographique. Aucun éditeur n'aurait pu
prendre en charge une telle somme. Pas assez commercial.
Que
peut-on actuellement y trouver ?
J'ai
divisé le site en plusieurs rubriques.
*
Une Bibliographie qui, en ce moment, n'est qu'une
énumération des livres publiés par Denoël à différentes
enseignes, mais quand le système sera opérationnel,
chacun de ces titres renverra, d'un simple " clic " (je
l'espère) à sa fiche détaillée.
*
Une Chronologie biographique (qui ne se termine
pas en 1945, mais en 2006).
*
Un Dossier de presse qui devra encore s'étoffer
car, outre les articles qui parlent de Robert Denoël, je
mets en ligne ses interviews et, bientôt, il y aura ses
propres articles dans la presse belge et parisienne.
*
Une rubrique Documents qui, en ce moment, ne
contient que les actes de ses différentes sociétés, mais
qui comportera d'autres pièces.
*
Une série de Notices biographiques consacrées à
des auteurs, amis et amies, qui ont joué un rôle
déterminant dans sa vie, et que je développerai peu à
peu.
*
Deux rubriques importantes consacrées, l'une à son
assassinat, l'autre aux différents procès
intentés par sa veuve entre 1946 et 1950.
*
Une rubrique qui m'est chère mais qui n'est encore qu'en
projet : sa correspondance. Denoël était un
épistolier de talent. Par exemple, ses lettres à
Champigny sont admirables. Tout le site est illustré de
photos et de documents mais il en viendra d'autres : je
dois d'abord m'assurer que leur mise en ligne est
autorisée.
Outre
le livre de Louise Staman et les divers articles que tu
as écrits dans le Bulletin, que peut-on lire de notable
sur Robert Denoël aujourd'hui ?
En
1975, personne ne voyait l'intérêt d'une biographie de
cet éditeur. En 1995 encore, le numéro du Bulletin
célinien publié à l'occasion du cinquantenaire de sa
mort est le seul hommage qu'on lui ait rendu dans la
presse. La biographie romancée de Louise Staman a
relancé l'intérêt du public, surtout en France, malgré
une traduction édulcorée de son livre.
Le
journaliste liégeois Jean Jour va publier un essai
intitulé Robert Denoël, un destin aux Editions
Dualpha. Et une journaliste française a été chargée, il
y a cinq ans, par les Editions Fayard, puis Fayard
Denoël, de rédiger une biographie qui devrait paraître
en 2007 et qui, dit-on, fera autorité. Il faut le croire
puisqu'on l'affirmait avant même qu'elle fût rédigée.
Malgré la difficulté à parler de corde dans la maison
d'un pendu, on peut espérer que cette dame, que la
presse qualifie de " chagrineuse d'étouffeurs ",
conservera assez d'indépendance pour mener à bien cette
entreprise périlleuse.
(Propos recueillis par Marc
Laudelout, BC n° 276, juin 2006).
***
ENTRETIEN AVEC POL VANDROMME
C'est
en 1979, pour le premier numéro de feue la Revue
célinienne, que nous demandâmes à POL VANDROMME de nous
accorder un entretien. Deux ans plus tard, il allait
publier un deuxième essai sur Céline ( " Robert Le
Vigan, compagnon et personnage de L.-F. Céline "), puis
un troisième ( " Du côté de Céline, Lili " ), et enfin
un quatrième ( " Marcel, Roger et Ferdinand " ). Début
d'une longue amitié avec l'éditeur du Bulletin célinien.
Cet entretien en est à l'origine.
Vous
avez été un des premiers à publier une étude approfondie
sur Céline. Quinze ans après sa parution, quel regard
portez-vous sur votre essai ? Y changeriez-vous quelque
chose aujourd'hui ?
J'ai
écrit ce livre pour une collection qui se proposait
d'initier le grand public à l'œuvre
d'un écrivain qui lui était peu familière. Il ne s'agit
donc pas d'un ouvrage à prétention exhaustive. Au moment
où je travaillais à cet essai, je n'avais pas eu
connaissance encore du dernier tome de la trilogie
allemande. De là que je ne mesurais pas suffisamment
l'importance de celle-ci. Si donc je devais réécrire ce
livre, j'insisterais davantage là-dessus, ce qui en
modifierait profondément la démarche et les
perspectives. Nous voyons très clairement aujourd'hui,
devant son
œuvre enfin
achevée, d'où Céline venait et où il en était arrivé.
L'année
qui suivit la parution de votre livre vit celle,
posthume, de Guignol's band II (Le Pont de Londres).
Certains critiques considèrent ce livre comme un de ceux
où le talent de l'écrivain se manifeste avec le plus
d'éclat. L'époque à laquelle Céline écrivit ce roman
serait celle de sa pleine maturité d'écrivain. Qu'en
pensez-vous ?
Il
me semble que c'est dans la trilogie allemande que le
génie de Céline (c'est-à-dire le réformateur du langage
et, à travers celui-ci, de la sensibilité romanesque)
s'exprime avec le plus d'éclat. Ce qu'il appelait sa
petite musique se trouvait dans Nord et dans
Rigodon parfaitement au point. Il avait découvert
enfin un sujet qui, au sein de l'épopée dérisoire et du
délire ricanant, correspondait à son hallucination
personnelle, à son fantastique intime. Sa syntaxe
pointilliste et son écriture éclatée y apparaissaient
comme le comble de la virtuosité insensible,
c'est-à-dire comme la perfection d'un naturel qui ne
s'était pas encore manifesté dans la littérature.
J'avais
pressenti que Guignol's band constituait le
tournant capital de l'œuvre
de Céline : le passage d'un type d'écriture à un autre,
plus libre, plus hardi. C'est dire si Le Pont de
Londres (Guignol's band II) m'a passionné.
Vous
n'avez pas eu l'occasion de rencontrer Céline. En
revanche, vous avez connu Marcel Aymé, Roger Nimier et
Lucien Rebatet qui, eux, l'ont bien connu. Les avez-vous
interrogés à propos de Céline ? Si oui, vous ont-ils
transmis des éléments propres à nous renseigner sur la
personnalité réelle de l'homme Céline ?
D'une
part, Céline était redevenu un personnage public,
sollicité sans cesse, accordant interview sur interview,
et ressassant sa légende. On n'avait plus grand-chose à
apprendre de lui. Il fallait le deviner et, pour cela,
écouter ses livres davantage que ses monologues de
circonstance.
D'autre
part, ce qu'ils avaient à dire d'important sur Céline,
Marcel Aymé, Lucien Rebatet, Roger Nimier l'avaient dit
dans des chroniques ou des évocations. Aymé, qui avait
beaucoup fréquenté Céline avant et pendant la guerre, ne
l'avait plus reconnu à son retour du Danemark : quelque
chose qui tenait à l'énergie vitale s'était, disait-il,
brisé en lui. Rebatet insistait sur le fait que Céline
avait été exagérément discret sur les influences qu'il
avait pu subir et, comme il le considérait comme un
fureteur de bibliothèque à la curiosité inépuisable, il
le soupçonnait d'avoir beaucoup fréquenté James Joyce,
avant que ce ne fut à la mode. Nimier, lui, avec
l'attention la plus généreuse, veillait sur la carrière
éditoriale de Céline : il menait des campagnes
persévérantes pour que l'on brisât l'absurde
conspiration du silence, se dépensant sans compter pour
obtenir, lors de la publication d'Un château l'autre,
des articles de la part de critiques boudeurs, réticents
ou rancuniers.
Il
me semble qu'une partie de l'œuvre
de Céline est négligée en tant qu'œuvre
digne d'un intérêt littéraire : c'est sa correspondance,
principalement celle de ses années d'exil au Danemark.
Ne croyez-vous pas que la correspondance de Céline
mériterait un intérêt semblable à celui que l'on accorde
à la correspondance d'autres écrivains ? Céline y
déploie, à mon sens, un véritable génie de la formule
rapide, brillante, faisant mouche à tout coup. Quelle
est votre opinion sur cette correspondance ?
Je
suis tout à fait de votre avis. Mais la paresse, ou la
pusillanimité des éditeurs est ce que vous savez. Nous
risquons d'attendre longtemps. Voyez ce qu'il advient de
la prodigieuse correspondance de George Sand : on attend
toujours les crédits qui permettraient de la mener à son
terme. Sand, pourtant, pensait et écrivait dans le sens
de l'Histoire, à la lumière d'un socialisme humaniste et
quarante-huitard. Comme Céline n'était pas dans ce cas,
vous pouvez imaginer facilement ce que l'avenir lui
réserve.
Dans
l'avenir, l'œuvre de Céline
ne risque-t-elle pas de devenir quelque peu hermétique,
ou, en tout cas, difficile d'accès ? Pour comprendre et
apprécier pleinement l'œuvre,
il faut avoir la connaissance d'évènements historiques
guère répercutés dans les manuels scolaires (la
collaboration, Sigmaringen, etc). De même, toutes les
références que Céline fait dans ses derniers livres à
l'actualité de l'époque ne risquent-elles pas d'entraver
une bonne compréhension ?
A
la limite, pour savourer pleinement Céline, il
conviendra de le lire uniquement dans l'édition de la
Pléiade. Assez paradoxalement, Céline risquerait de
devenir difficile d'accès pour une autre raison que
stylistique...
Les
allusions à l'actualité de l'époque ne rendent pas une
grande œuvre illisible.
Sinon, il y a déjà longtemps que l'on aurait délaissé,
par exemple, la correspondance de Voltaire ou Les
Châtiments de Victor Hugo. Une grande
œuvre romanesque existe par
elle-même, indépendamment de l'anecdote qui l'a
inspirée. Vous pouvez lire Saint-Simon ou le Léon Daudet
des mémoires sans être un familier de la cour de Louis
XIV ou des parlements de la IIIe République. De même
pour Céline : il importe peu de savoir qui était à
Sigmaringen ; seuls comptent les portraits au fusain,
l'intensité du regard du portraitiste, l'atmosphère
d'apocalypse, le chaudron de sorcières.
Vous
vous êtes essayé à pasticher Céline. L'exercice
s'avère-t-il plus difficile que pour un autre écrivain
ou, au contraire, le style étant à ce point original, la
chose en est-elle rendue plus aisée ? Et pasticher
Céline apporte-il un enseignement pour le critique
littéraire que vous êtes ?
Je
me suis bien essayé à pasticher Céline. Mais en ayant
fait précéder mon texte apocryphe d'une analyse qui se
terminait par cette mise au point sans équivoque : " Son
texte lui appartient, parce qu'il est le véhicule de sa
sensibilité et de ses fantasmes : tout le contraire de la verve abrupte, de la
grossièreté impulsive, de ces façons argotiques de
chansonniers marginaux, de la vulgarité poujadiste des
râleurs à qui on ne la fait pas. Ses imitateurs le
trahissent. Les écrivains de génie n'ont pas de recettes
assimilables. Ne point le comprendre, c'est ne rien
comprendre à rien. " J'indiquais donc de la manière la
plus nette que vouloir pasticher Céline, c'était
pasticher fatalement ses imitateurs.
Tout
en ayant plus d'une fois écrit votre admiration pour
l'écrivain (vous le considérez comme un génie novateur
de la dimension de Proust), vous exprimez malgré tout de
nettes réserves à propos de certains de ses livres. Des
Entretiens avec le Professeur Y, vous écrivez
qu'il s'agit là d'un pastiche laborieux de la partie
manifeste littéraire de Bagatelles pour un massacre.
Et vous considérez D'un château l'autre comme un
livre très inégal. N'avez-vous point révisé votre
jugement à propos de ce livre ? Et quelle est votre
appréciation de Rigodon qui n'était pas encore
paru lorsque vous écriviez votre essai ?
Il
ne sert à rien de nier qu'il existe chez Céline des
parties faibles. Je persiste à penser ce que je pensais
dans les années 1960, des
Entretiens avec le Professeur Y. De même, tout le
début d'Un château l'autre me paraît ressortir au
rabâchage ; mais quand le livre prend son envol, c'est
sublime. Rigodon ne vaut peut-être pas Nord,
plus constamment réussi et, à mon avis, le chef-d'œuvre
de Céline. Il reste que c'est un livre de premier ordre.
Dans
une étude intitulée Les Romanciers de droite,
vous mentionnez Céline. Ne pensez-vous pas que Céline
échappe à ce type de classification ? Il me semble que
l'on retrouve chez lui autant d'éléments pouvant le
rattacher aussi bien à la gauche qu'à la droite. Dans
Les Beaux draps, il se déclare partisan d'un partage
absolu des biens, avec une devise " l'égalitarisme ou la
mort ". Si l'on ajoute à cela ses invectives contre la
famille, l'armée ou la religion, il me paraît difficile
de le cataloguer une fois pour toutes à droite. Des
arguments différents existant pour ne pouvoir non plus
le cataloguer à gauche.
Paul Sérant notait : est de droite celui que la gauche a
classé à droite. C'est dans ce sens-là que j'ai
introduit Céline dans mon panorama. Mais il va de soi
que le génie sauvage de Céline ne s'accommode pas de nos
pauvres et insignifiantes étiquettes. Trop singulier,
trop nihiliste pour qu'un parti organisé puisse
s'accaparer de lui. L'individualisme forcené de Céline
le protège des entreprises d'annexion ou de racolage de
toutes les sectes.
"
Céline était antisémite. Quelque séduisante que soit la thèse selon laquelle l'antisémitisme n'était pour
lui qu'un jeu littéraire et le Juif un fantôme
représentant non un être déterminé mais l'ensemble des
terreurs et des obsessions de l'écrivain, il est
impossible de l'accepter autrement que comme un simple
élément d'appréciation. " Cette opinion exprimée par
Jacqueline Morand est assez en opposition avec votre
interprétation des pamphlets.
A la lumière des documents (lettres, etc.) qui sont
apparus depuis la publication de votre livre,
pensez-vous toujours pouvoir dire que les pamphlets ne
constituent pas une œuvre
antisémite (quand bien même ils ne seraient pas que cela
et quand bien même leur finalité serait entachée de
noblesse, à savoir : empêcher à tout prix un nouveau
conflit dans lequel son pays serait entraîné et dont il
sortirait vaincu ?
Je voulais faire entendre ceci : que le mot " Juif "
chez Céline, comme plus tard le mot " Chinois ", était
l'expression des hantises et des terreurs d'un écrivain
obsédé. Un peu comme le mot " imbécile " chez Bernanos.
Ceci dit, il est indéniable qu'une passion antisémite,
horrible et démentielle, habite les pamphlets. N'ayons
pas peur des mots : il y a du fol chez Céline, avec les
phobies d'un Français moyen de l'espèce la plus stupide
et la plus hargneuse.
Je
me permettrai de vous soumettre une autre observation,
celle exprimée par Jean-Louis Curtis : " A l'extrême
gauche, on a toutes les peines du monde à reconnaître
qu'il est un grand écrivain, malgré son hideux et
stupide antisémitisme. A l'extrême droite, on voudrait
le justifier de tout, y compris d'avoir été antisémite ;
et c'est tout juste si on ne le fait pas passer pour un
martyr. Des deux côtés, l'imposture est égale ".
Partagez-vous cette opinion ?
Oui, je la partage. Il faut renvoyer dos à dos
l'imposture de gauche et l'imposture de droite. Dans son
dossier Belfond, Frédéric Vitoux s'y est appliqué avec
le plus rigoureux et le plus équitable des
discernements. Il nous propose quelques pages de
salubrité publique, au-delà des équivoques des
propagandes et des routines de la haine.
Comment
interprétez-vous les ballets qui figurent dans les
pamphlets et qui furent repris isolément en volume plus
tard ? Faut-il y voir, non pas seulement des fantaisies
poétiques, mais aussi des apologues antisémites dont "
le symbolisme [serait] aveuglant de clarté et de
simplicité " (dixit Albert Chesneau).
Ce ne sont pas seulement des fantaisies poétiques ;
même s'ils sont cela aussi. Philippe Alméras les
situe exactement, en observant que ce n'est pas par
hasard que Céline les a placés dans Bagatelles :
" Les premiers, observe-t-il, sont des lettres de
créance, les preuves patentes du raffinement essentiel
de Ferdinand, les garants de sa candeur et de son
innocence foncière en dépit des grossièretés et de la
scatologie. Le dernier, à la fin du livre, est un
bouquet agité en direction d'un monde jugé aussi
alcoolisé qu'enjuivé, le salut du prétendu cacographe ".
A leur façon, ce sont donc des apologues, et non
dépourvus d'arrière-pensées.
J'aurais voulu connaître votre opinion sur les
nouvelles approches de l'œuvre
que l'on entreprend aujourd'hui. Je pense en particulier
aux essais psychanalytique, psychocritique, etc. Nous
renseignent-ils, à votre avis, sur l'œuvre
ou/et l'écrivain de manière convaincante ? Au cas où
vous n'auriez pas lu ces ouvrages, quelle est votre
opinion en général sur ce type d'approche d'une
œuvre littéraire ?
Même lorsqu'elles nourrissent une intuition juste, elles
sont trop systématiques pour ne pas céder à
l'arbitraire. Marcel Aymé a dit là-dessus l'essentiel en
réponse à une longue étude de la N.R.F. de je ne sais
quel pédant. Une œuvre
littéraire est toujours plus complexe et plus
vulnérable, - plus ouverte dans toutes sortes de
directions -, que se l'imaginent quelques monomanes
péremptoires et quelques théoriciens professoraux.
A
propos de Céline, de Marcel Aymé ou de Nimier, vous
utilisez, à plusieurs reprises, l'expression " libertins
du siècle ". Voudriez-vous préciser à nouveau ce que ces
différents écrivains avaient en commun ?
J'emploie le mot " libertin " dans le sens qu'on lui
donnait au dix-huitième siècle : un esprit fort qui se
refuse à entretenir et à justifier la dévotion régnante.
A partir de là, il est aisé de reconnaître une
communauté de vues entre Nimier, Aymé et Céline : ce
sont des rebelles qui ne plient pas le genou devant les
idoles et les modes d'époque. Voilà ce qui les
rapproche. Mais les différences entre eux ne manquent
pas. Vos lecteurs seront assez perspicaces pour les
deviner, d'autant qu'il est permis, et même recommandé,
au public d'avoir du talent de critique...
(Entretien
réalisé par Marc Laudelout, BC n°311, sept. 2009).
***
Livr'Arbitres : 2011, c'est l'année des
commémorations. Le cinquantième anniversaire de la mort
de Céline, et aussi le vingtième de celle d'Antoine
Blondin. Un Blondin que certains ne connaissent plus
qu'à travers le prisme du film tiré de son roman éponyme
" Un singe en hiver " et l'alcoolisme. Regrettez-vous
cet état de fait ?
Joseph VEBRET : Chaque année est l'objet de
commémorations et autres célébrations officielles qui
peuvent paraître dérisoires ou désuètes. 2011, comme
vous le soulignez, met à l'honneur Clovis, Nicolas
Boileau, Théophile Gautier, Hervé Bazin, Henri Troyat,
des politiques, des héros, des personnages de
l'histoire. Un comité décide de ce qui sera ramené sous
les feux momentanés de la rampe. Antoine Blondin est
absent de cette liste. Pourquoi ? Mystère. Peut-être
attendent-ils le cinquantenaire ou le centenaire.
Louis-Ferdinand Céline s'est tout aussi mystérieusement
retrouvé sur cette liste, puis retiré après le brouhaha
que l'on sait, d'aucuns ne voyant, en lui que le salaud
(qu'il fut vraisemblablement) au détriment du génie
littéraire (qu'il était incontestablement). Mais
qu'importe ; non seulement 2011 est devenu " l'année
Céline " sans le vouloir, mais voici la preuve que le
talent n'a besoin ni de célébration ni de colifichets...
Blondin est un grand écrivain, un styliste, et son
éditeur fait en sorte que l'œuvre soit disponible. Et
comme c'est souvent le cas, l'histoire retient surtout
l'aspect le plus anecdotique : l'alcool, les maîtresses,
les frasques, les dérapages, etc.
Mais réjouissons-nous, grâce à ce goût de l'histoire
pour la petite histoire vue du petit bout de la
lorgnette, derrière l'alcoolique se tient l'écrivain de
talent, tout comme derrière l'antisémite que fut Céline,
se discerne l'auteur de l'incroyable Voyage au bout
de la nuit. Même chose pour le film Un singe en
hiver, savamment mis en scène, extraordinairement
interprété par Gabin et Belmondo, avec deux ou trois
scènes d'anthologie, mais qui ne reflète pas la densité
du livre...
Effectivement,
après son retour d'exil en 1951, après qu'il fut
amnistié en avril, Céline s'installe à Meudon, au 25 ter
Route des Gardes, avec Lucette (qui vit toujours dans la
maison) et le chat Bébert. Il reçoit des visites, des
amis, des relations, quelques journalistes. Mais au
début c'est un pestiféré, un maudit, qui en plus n'a pas
très bon caractère. Viendra Roger Nimier, à partir de
décembre 1956. Il correspondait avec Céline alors qu'il
était en exil au Danemark. Engagé comme directeur
littéraire aux éditions Gallimard, il " manage " Céline
et joue les intermédiaires (plus personne ne le supporte
rue Sébastien-Bottin). Céline apprécie la jeunesse, sa
fougue, son talent et sa personnalité. Une amitié non
dite unira les deux hommes jusqu'à la mort de Céline, en
1961. En 1956, la sortie en poche de Voyage remet
un peu Céline en selle. Ses deux précédents ouvrages
n'ont pas rencontré le succès escompté. Nimier s'occupe
du lancement de D'Un château l'autre.
On sait qu'il a demandé à Blondin de parler de Céline à
ses amis journalistes. On sait aussi, Blondin le raconte
dans Le flâneur de la rive gauche, qu'ils
rendaient tous les deux visite à Céline. Tous les
dimanches affirme Blondin ; peut-être pas aussi souvent
rectifie son biographe, Alain Cresciucci. Blondin admire
Céline : " C'était merveilleux et épouvantable. Pas
le droit de boire, de fumer, de manger. On y allait
quand même. Céline était superbe mais pas très marrant
et plutôt mal habillé ". Céline n'admire pas
Blondin. Il lui aurait dit la première fois qu'il le vit
: " Ah ! C'est toi le petit Blondin ? Tes livres sont
si aériens, si légers, que quand ils me tombent des
mains, ils ne me font pas mal aux pieds ". Blondin a
35 ans, Nimier en a 31. Céline les considère comme des
gamins, des jouisseurs, des jeunes qui s'amusent à
écrire des livres.
Ils
sont effectivement en décalage, comme d'ailleurs
beaucoup de grands écrivains. Si c'est pour être en
accord avec son époque, en phase avec son temps, à
l'aise dans ce monde, aucune raison d'être écrivain, ou
alors on compose une littérature de confort. Je dis
souvent que si nous étions comme tout le monde, nous ne
serions pas écrivains... C'est le décalage, le regard
porté sur son temps et ses contemporains qui poussent à
la nécessité d'écrire. Céline et Blondin ont des points
communs, peut-être plus accentués chez Céline que chez
Blondin. Ils connurent tout de suite la notoriété, ils
affichaient tous deux des idées allant à contre-courant,
ils avaient le goût de la provocation et se situaient du
côté droit de l'échiquier politique. Ils ne font que
passer et refusent les dogmes et les idéologies. Ils ont
du talent et le savent. Ils jonglent avec les mots, avec
brio et dextérité. Ce sont des stylistes qui ne
connaissent que l'excès. Il est des incipits qui en
disent parfois plus long sur l'auteur que toutes les
biographies qui lui sont consacrées. Voyez Céline, les
incipits de trois de ses livres majeurs parlent
d'eux-mêmes : " Çà a débuté
comme ça. ", dit Voyage au bout de la nuit ; "
Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si
lourd, si triste... bientôt je serai vieux. Et ce sera
enfin fini. " poursuit Mort à crédit ; "
Pour parler franc, là entre nous, je finis encore plus
mal que j'ai commencé... " conclut D'un château
l'autre. La naissance, la solitude, l'ennui, les
échecs, la mort... Ce que nous
sommes,
tout simplement, fragiles et mortels ! Quelques lignes qui
résument le tragique destin de l'Homme.
Voyez
Blondin et la première phrase de L'humeur vagabonde
: " Après la Seconde Guerre mondiale, les trains
recommencèrent à rouler. J'en profitais pour quitter ma
femme et mes enfants. " Tout est dit, le temps,
l'Histoire, le dérisoire, l'hypocrisie des bons
sentiments, etc., etc. Ce sont des réprouvés, des
parias, des maudits, qui subliment dans l'écriture les
échecs de leur vie, échec de ne pouvoir s'adapter à leur
temps, à leur siècle, à cette vie, aux autres, à leurs
semblables. Ce ne sont pas les seuls. Regardez bien,
observez, la plupart des écrivains, des grands
écrivains, du moins ceux qui n'écrivent pas
pour de mauvaises raisons, ne sont pas en adéquation
avec leur temps, sont étrangers à leur époque.
En
plus de votre livre sur Céline, vous comptez développer
beaucoup de sorties consacrées à cet auteur. Pouvez-vous
les détailler ?
Je
consacrais déjà une place non négligeable à Céline et
aux maudits de la littérature dans Le Magazine des
Livres que je dirige. En accord avec Robert Laffont,
propriétaire du groupe Entreprendre qui édite le
magazine, j'ai créé une revue trimestrielle, Spécial
Céline, qui se veut complémentaire des publications
mensuelles ou annuelles déjà existantes. Il y a beaucoup
de choses à dire sur Céline, peut-être encore beaucoup à
découvrir. Il y a là un public qui ne se contente pas de
lire les romans de l'auteur, qui veulent en savoir plus,
Céline fait partie de ces écrivains dont la vie est
aussi intéressante que l'œuvre, ces écrivains qui sont
des personnages de roman. Il m'a semblé qu'un espace
supplémentaire était nécessaire pour des études, des
recherches, des témoignages, des relectures, etc.
Comme
je vous l'ai dit, je me positionne en passeur plus qu'en
chercheur. J'ai demandé à David Alliot de m'aider,
surtout de me conseiller. Concernant Céline, je me
contenterai de ce trimestriel. Il me faut aussi dire que
les journées n'ont que 24 heures, que Le Magazine des
Livres, me demande beaucoup de temps, et que je
tiens à en conserver pour ce qui est la base même de mon
travail, la raison pour laquelle j'ai abandonné toute
activité salariée voici plus de huit ans, je veux parler
de l'écriture en général et de mes romans en
particulier. "
(Propos recueillis par Arnaud Menu,
Livr'Arbitres n° 6, Automne 2011, dans Le Petit Célinien
du 16 oct. 2011).
***
RENCONTRE AVEC FREDERIC VITOUX
Romancier,
critique littéraire après avoir été critique
cinématographique et, depuis 2001, membre de l'Académie
française, Frédéric VITOUX est connu
des céliniens pour avoir publié plusieurs livres sur
l'auteur de " Nord ", dont une Vie de Céline
proposée l'année passée dans une édition revue et
augmentée. Il nous reçoit chez lui à Paris, quai
d'Anjou, au cœur de l'Ile
Saint-Louis dont il est aussi le mémorialiste. Une
rencontre placée sous le signe de l'amitié et de cette
ferveur commune pour le natif de Courbevoie.
Quel
est le premier livre de Céline que vous avez lu ?
D'un
château l'autre, trouvé dans la bibliothèque
familiale. Je m'en souviens très bien : un exemplaire de
la collection " Blanche " de Gallimard que mon père
avait dû acheter à l'époque de sa parution. Je devais
avoir 15 ans... J'ouvre ce livre... et je n'y comprends
rien ! Je n'imaginais pas qu'on puisse écrire des
phrases aussi invraisemblables, des termes saugrenus,
fous, d'inspiration argotique, une syntaxe totalement
éclatée. J'étais fasciné. Incrédule même. Je me suis dit
: " Ça n'est pas possible,
non ! La littérature, ça serait donc ça aussi ? Une
belle liberté ! " J'étais en face de quelque chose
d'opaque et de totalement fascinant à la fois. Ce que ce
livre semblait raconter me paraissait tout aussi
incompréhensible. Il y était question de Sigmaringen, de
Pétain, de Bichelonne. C'était qui, Pétain ? C'était qui
Bichelonne ? C'était quoi, Sigmaringen ? Un territoire
enchanté, une ville, une page d'histoire ? Quelle
histoire ? On ne m'avait jamais parlé de Sigmaringen, ni
chez moi, ni à l'école évidemment. Jusqu'alors, j'avais
lu des livres beaucoup plus prévisibles. Dumas, Jules
Verne, etc. Les enchantements habituels de
l'adolescence. Et aussi des livres plus démodés ou
décalés sans doute. Les romans de mon grand-père en
particulier, qui figuraient dans la même bibliothèque de
notre appartement : Claude Farrère, Edouard Estaunié,
les frères Tharaud, Elémir Bourges, René Boylesve,
auteurs assez oubliés aujourd'hui, parfois injustement
peut-être, mais c'est une autre histoire.
Bref,
je n'ai pas pu vraiment lire à l'époque D'un château
l'autre, j'étais resté à l'écart, perplexe encore
une fois, fasciné, sans pouvoir y comprendre
grand-chose... Et puis, à l'âge de 17 ans, j'ai lu
Voyage au bout de la nuit. Cela a été un choc
considérable. Il existe très peu de livres dont on peut
se dire qu'ils vous changent ou mieux, qu'ils vous
bouleversent, qu'il y aura à tout jamais un avant et un
après cette lecture. Beaucoup d'excellents ouvrages vous
émeuvent, bien entendu, vous touchent, vous amusent,
vous enrichissent. Mais des livres dont la force est
telle qu'on voit désormais le monde différemment et que
votre sensibilité sera à jamais changée après les avoir
lus, non, ils sont fort nombreux. Voyage au bout de
la nuit, par son ton, son écriture, son rapport avec
la mort, à la fois, cette féerie et ce réalisme si âpre,
a été pour moi de ceux-là. Des phrases comme " La
vérité de ce monde, c'est la mort " ; " Il faut
choisir, mourir ou mentir " ; " L'amour, c'est
l'infini mis à la portée des caniches " et tant
d'autres, je n'ai pas besoin d'insister pour vous
convaincre qu'il s'agit là d'aphorismes, de réflexions
qui vous bouleversent à 17 ans. En fait, je pense que je
ne me suis toujours pas remis de la lecture du
Voyage.
Ensuite,
votre intérêt pour Céline est tellement vif que, lorsque
vous faites des études de lettres, vous décidez de lui
consacrer votre thèse de doctorat...
Au
risque de vous décevoir, ma première vraie passion
littéraire, après un bac math élem, le début d'une
classe de mathématiques supérieures puis la préparation
de l'Institut des Hautes Etudes cinématographiques, a
été James Joyce. J'avais déposé, après ma licence de
lettres, un sujet de doctorat de 3ème cycle sur certains
procédés narratifs dans Ulysse. J'avais fait de
longs séjours à Dublin avec Nicole, qui n'était pas
encore mon épouse, juste une amie libraire dans l'Ile
Saint-Louis (cette Ile Saint-Louis qu'elle comme moi
n'avons jamais quittée de notre vie), et qui partageait
cette ferveur joycienne. Assez vite, j'ai renoncé à ce
travail universitaire parce que je me suis rendu compte
que je ne maîtrisais pas suffisamment l'anglais, et
surtout toutes les subtilités des expressions ou du
jargon dublinois, etc.
Je
risquais de faire un travail médiocre. Un doctorat de
troisième cycle, ce n'est pas un simple mémoire de
maîtrise. Il faut apporter du nouveau et je ne me
sentais pas capable d'apporter du nouveau sur James
Joyce. Je me suis dit alors : quels sont les grands
écrivains sur lesquels il y a un tas de choses à
étudier, les œuvres majeures
en quelque sorte que l'université a pour l'instant
négligées ? Une réponse s'est imposée tout de suite :
Céline bien entendu ! Nous étions en 1968. Céline était
mort sept ans auparavant. Un jeune universitaire belge
(qui est, depuis, devenu mon ami), Marc Hanrez, lui
avait consacré un excellent ouvrage dans la "
Bibliothèque idéale " de Gallimard, si je me souviens
bien. Et il y avait eu bien sûr les très précieux
Cahiers de l'Herne de Dominique de Roux en 1963,
puis 1965.
Voilà
pour l'essentiel. L'université française, pour sa part,
ne voulait pas encore entendre parler de Céline, dont
j'avais entre-temps lu à peu près toute l'œuvre.
J'ai donc tenté ma chance. Une thèse sur Céline ? Hum !
L'accueil a été d'abord décourageant, à la Sorbonne. On
m'a signalé un professeur, Jean Levaillant, susceptible
de patronner une thèse sur Céline, qui venait d'être
muté à Nanterre et dont le père, Maurice Levaillant,
avait été, je crois, un grand spécialiste de
Chateaubriand. Je débarque donc à Nanterre en mars 68.
L'époque et le lieu étaient plutôt turbulents.
Qu'importe ! Levaillant me dit alors très loyalement
qu'il ne connaît pas grand-chose à Céline, mais qu'il
est prêt à m'aider dans la mesure de ses moyens. Et il
ajoute : " Ne parlez bien entendu dans votre thèse
que des deux premiers romans : Voyage et Mort à crédit.
Après Céline devient antisémite, ce n'est plus
intéressant. " Il ne soupçonnait sans doute pas que
l'œuvre de Céline forme un
tout, du premier au dernier livre, et que, même à
travers son évolution thématique et stylistique,
elle préserve une grande cohérence. Peu importe !
J'accepte la règle du jeu, je relève le pari. Voyage
au bout de la nuit et Mort à crédit, c'était déjà
énorme.
Ce
travail qui va devenir peu à peu " Louis-Ferdinand
Céline, misère et parole ", je l'ai soutenu en 1972.
Entre-temps, le professeur Levaillant avait été nommé
dans une autre université encore plus agitée, novatrice
pour ne pas dire gauchiste : Vincennes, creuset d'un
nouveau type d'enseignement au temps des grandes utopies
post-soixante-huitardes. Céline à Nanterre et Vincennes,
à la réflexion, pourquoi pas ? Le conservatisme de la
Sorbonne ne lui aurait pas convenu, après tout. Jean
Levaillant a été un directeur de thèse d'une parfaite
courtoisie. Mais encore une fois, il ne m'a rien
apporté. Il ne le pouvait guère. Il n'était pas du tout
familier de l'œuvre de
Céline. Il m'a reçu trois fois en tout et pour tout, en
me disant seulement : " Ça
me paraît intéressant, ce que vous faites. Continuez !
" J'ai craint un moment qu'il ne réserve ses
commentaires, voire ses critiques, pour le jour de la
soutenance de thèse, mais ça n'a pas été le cas. J'ai
obtenu la mention " Très bien ".
Qui
faisait partie du jury ?
Il
y avait Henri Mitterrand et un linguiste dont j'ai
oublié le nom. Mais pas de spécialiste de Céline, encore
une fois, car à l'époque il n'y en avait pas, du moins à
l'université. Par la suite, Henri Godard fera carrière
dans l'Université française, il en sera le célinien
attitré, il éditera aussi avec une érudition
irréprochable Céline en Pléiade. Mais en 1968, si je
puis dire, il n'existait pas.
Bernard
Pivot, un ami très cher qui était alors directeur
commercial chez Gallimard, m'a demandé de lui
communiquer ma thèse en me disant que ça pourrait
peut-être intéresser Gallimard. Il ne se trompait pas.
La décision a été prise en effet de la publier dans la
collection " Les Essais ". J'étais abasourdi, heureux,
fort intimidé aussi. Il s'agissait d'une collection
prestigieuse. Dans son catalogue se trouvaient
Kierkegaard, Mircea Eliade, Cioran, Sartre,
Merleau-Ponty, etc. J'ai consacré six mois à revoir ce
texte, à le resserrer, à le débarbouiller de son jargon
universitaire. Ça été mon
premier livre littéraire paru.
Vous
n'aviez pas encore publié votre premier roman, Cartes
postales, à ce moment-là ?
Non,
la thèse est parue au printemps 1973. J'avais
entre-temps écrit ce premier roman, Cartes postales,
une sorte de pari narratif un peu fou et ludique inspiré
par une collection de vieilles cartes postales des
années 1900 qui avaient été données à ma femme par un
collectionneur. ce manuscrit, Fixot me l'avait embarqué
aussi pour le soumettre au comité de lecture de la rue
Sébastien-Bottin. Cartes postales donc avait été
accepté à son tour, pour paraître à la rentrée de
septembre 1973. C'était tout à fait inattendu pour moi
d'être en l'espace de quelques mois publié à la fois
dans la prestigieuse collection " Blanche " et dans la
collection " Les Essais ". J'étais sur un nuage.
Pour
écrire L.-F. Céline, misère et parole, qui
n'était pas une étude biographique, je n'avais interrogé
aucun témoin. Après la soutenance, un ami de mon père
m'a mis en contact avec Lucette Destouches dont j'ai
fait ainsi la connaissance. Je crois qu'elle m'a su gré
de ne pas l'avoir importunée pour la rédaction de ce
livre. Elle a toujours été très méfiante, très craintive
à l'idée d'inconnus qui débarquent chez elle ou plutôt
chez la veuve de Céline. Elle a toujours voulu se
protéger. Je n'avais plus rien à lui demander. Mon livre
était fini. Notre amitié, si j'ose dire, a été
désintéressée.
C'est
en gros, à ce moment-là, dans le courant des années 70,
que le formidable retour en grâce de Céline s'est opéré,
qu'il s'est imposé à tous comme l'un des géants de la
littérature française du XXème siècle. Avec Jean-Pierre
Dauphin et Henri Godard qui écrivait à son tour une
thèse, j'ai été bientôt considéré comme l'un des
spécialistes de Céline. A cette époque, Gallimard
voulait créer les Cahiers Céline, avec l'appui
d'Antoine Gallimard qui faisait ses débuts au sein de la
maison familiale. Je me souviens qu'il m'avait même
présenté, fort amicalement, en 1973, à son grand-père,
Gaston, que je croyais à l'époque déjà mort, déjà
légendaire en quelque sorte. En fait, je n'ai pas
collaboré à ces Cahiers Céline pour diverses
raisons. Je m'éloignais professionnellement de
Gallimard. Mon second livre allait paraître chez
Grasset, au sein du groupe Hachette où travaillait
désormais ma femme.
Peu
après, Jean-Claude Fasquelle, patron de Grasset sous
l'autorité de Bernard Privat, m'a demandé d'écrire une
biographie de Céline. J'ai décliné cette offre, je ne
m'y sentais pas prêt, en lui proposant plutôt, un peu
par boutade, une vie de son chat. Et c'est ainsi que
j'ai écrit ce petit livre, moitié essai, moitié
biographie vagabonde, sur Bébert, le chat de
Louis-Ferdinand Céline, dont le succès critique et
public me parut à cette époque inespéré, une façon
d'aborder enfin la dernière partie de la vie et de l'œuvre
céliniennes négligées dans ma thèse, pour les raisons
que je vous ai données.
J'avais
entre-temps fait la connaissance, par Lucette, de
François Gibault avec qui j'ai noué d'emblée des liens
très cordiaux. Après la publication, en trois tomes, de
sa biographie de Céline, si digne d'éloges en
particulier pour ses enquêtes, ses recherches
scrupuleuses, son érudition, Jean-Claude Fasquelle m'a
encore relancé pour que j'écrive ma propre biographie de
Céline. C'était aussi le souhait de Lucette qui, si elle
appréciait bien entendu comme moi le travail de
François, estimait que je pouvais avoir une approche
intéressante, singulière, avec mon propre regard
littéraire sur Céline, ma déjà longue intimité avec son œuvre. Lucette m'a consacré
des heures et des heures d'entretien. Je me suis souvenu
alors de mes conversations amicales avec Jacques
Benoist-Méchin, de ses témoignages sur Céline (il
n'avait pas encore publié ses propres mémoires), de mes
rencontres avec d'autres proches de Céline comme Lucien
Rebatet, etc.
Lucette
avait retrouvé dans son coffre toutes les lettres que
Céline lui avait adressées depuis la prison de
Copenhague, et qui n'avaient jamais été exploitées. Elle
me les a confiées. En bref, pour moi, cette biographie,
qui était aussi un regard, une interprétation
biographique, un commentaire sur la vie de Céline,
devait être le point final, l'aboutissement de mes
travaux sur lui, après ma thèse, après Bébert,
après le livre-dossier réalisé pour l'éditeur Belfond,
après les préfaces rédigées pour les
Œuvres de Céline éditées par
le Club de l'Honnête Homme, sans compter les nombreux
articles écrits pour le Magazine littéraire, Le
Nouvel Obs, etc.
Cela
étant, je n'aime pas être considéré comme le spécialiste
de Céline, même à côté de critiques, de biographes,
d'érudits ou de professeurs aussi indiscutables que
Henri Godard, François Gibault ou Jean-Pierre Dauphin.
Céline est un écrivain immense, le plus traduit dans le
monde des auteurs français du XXème siècle. Il est
tellement immense que je trouverais absurde de m'ériger
comme le tenant de la vérité célinienne. Céline est un
écrivain convulsif, passionnel, excessif. Les rapports
des lecteurs de Céline avec son œuvre
sont parfois de même nature. Passionnels. Pour ne pas
dire fanatiques, excessifs à leur tour. Ces céliniens-là
(je ne parle évidemment pas de Godard, Gibault ou
Dauphin !) ne sont guère tolérants les uns avec les
autres. Chacun croit détenir la vérité, l'unique vérité
sur l'auteur du Voyage. Chacun déteste
copieusement la vérité des autres. Cela me laisse
rêveur. J'ai certes beaucoup écrit sur Céline, j'ai
proposé une biographie, la plus loyale et personnelle
possible. Mais je n'ai vraiment pas le sentiment que les
études céliniennes s'arrêtent là, au contraire. Tout ne
fait que commencer...
Lucette
est très présente dans votre biographie : les céliniens
ont mis en cause certaines de ses assertions qui, de
toute évidence, n'ont pas été recoupées.
Vous
touchez là un point délicat et intéressant. J'ai eu en
effet la chance de pouvoir solliciter un témoin
privilégié, Lucette. Elle m'a consacré, je vous l'ai
dit, des heures et des heures, des jours, des semaines,
des mois d'entretiens. Elle a vécu auprès de Céline
pendant près de trente ans, partageant presque chaque
instant de sa vie, de ses errances, de ses épreuves, de
son exil. Impossible de faire l'économie de son
témoignage, de ses informations, de son regard, de ses
émotions. Tout ce qui, dans ce qu'elle me confiait,
était du domaine de la stricte information et non du
personnel, tout ce que je pouvais recouper en somme, je
l'ai utilisé directement. Quand ce n'était pas le cas,
quand il ne s'agissait que d'un témoignage, le sien,
avec ce qu'il comporte forcément de subjectivité, voire
de risque d'erreur, je l'ai mis entre guillemets, comme
un élément d'information. Voilà ce que raconte Lucette,
voilà ses propres paroles, voilà ce qu'elle ressent ou
ce qu'elle a ressenti, voilà comment elle a vu ou vécu
certaines choses, point !
Lorsque
Lucette se trompe ou infléchit la réalité objective des
choses (si toutefois cela a un sens de parler de réalité
objective !), c'est encore une fois elle qui parle, pas
moi. Il peut lui arriver en effet de confondre des
dates, d'écorcher un nom propre, d'avoir une mémoire
incertaine sur tel ou tel fait, mais sa sensibilité, ses
intuitions, sa perception si sensible des choses
demeurent à mes yeux tout à fait précieuses,
irremplaçables mêmes. Reste qu'il faut être vigilant,
bien entendu. Corriger si possible les erreurs
factuelles ou en donner d'autres interprétations, quand
on en dispose. Un exemple : votre compatriote Evelyne Pollet m'avait envoyé une lettre indignée après la
parution de ma Vie de Céline, pour réfuter le
fait qu'elle ait songé à se suicider à cause de Céline
et de son indifférence affective envers elle, comme s'en
souvenait et le disait, entre guillemets j'insiste,
Lucette. Ayant des enfants, il était inimaginable pour
elle de mettre fin à ses jours, me disait-elle. Dans la
nouvelle édition de La Vie de Céline, parue chez
Gallimard, en poche " Folio ", en janvier 2005, je cite
sa lettre, sa réfutation du témoignage de Lucette, qui
était peut-être exagéré en effet. Comment trancher ?
Tout
le monde, ou presque, est aujourd'hui d'accord pour
admettre l'importance de Céline. La ligne de fracture se
situe plutôt entre ceux qui le considèrent comme un
salaud intégral et ceux qui, tel Philippe Sollers,
estiment qu'un grand écrivain ne peut pas être un
salaud. Comment voyez-vous l'homme Céline ?
Totalement
contradictoire. Il y a une phrase de Dostoïevski que
j'aime bien citer : " Le secret de la psychologie,
c'est la coexistence en chaque individu de sentiments
contradictoires. " Et c'est exactement ça dans le
cas de Céline : l'un des écrivains les plus vivants du
siècle car précisément l'un des plus contradictoires.
Chaque fois que l'on a envie de dire quelque chose sur
Céline, le contraire se révèle vrai aussi. Un écrivain
moderne et un écrivain passéiste à la fois. Un auteur
grossier et argotique mais aussi précieux et raffiné. Un
monstre d'égoïsme et aussi sensible à la souffrance et à
la misère de l'homme. Avec Céline, on est pris dans un
réseau absolu de contradictions.
En
ce qui me concerne, je n'ai pas rencontré l'homme
Céline. J'avais dix-sept ans quand il est mort. Bien
entendu, je le regrette, mais c'est peut-être mieux
aussi. N'aurais-je pas été déçu par un énergumène
vociférant avec lequel on ne dialoguait pas vraiment,
qui m'aurait peut-être mis à la porte ? Le voir,
l'entendre, ça devait être inoubliable, comme au
spectacle. Un échange était-il pour autant possible avec
lui ?
A
plusieurs reprises, notre ami Marc Hanrez a tout de même
dialogué avec lui, seul à seul...
Je
ne crois pas qu'il se soit agi d'un véritable dialogue
entre eux. Plutôt d'une conversation hiérarchique. Un
jeune universitaire venait l'interroger, il
s'intéressait à lui. Rien à voir avec deux amis qui
bavardent, qui échangent des idées. Tous les proches de
Céline m'ont confirmé cette impression. On ne discutait
pas vraiment avec Céline. Il écoutait et puis il se
mettait à parler, à soliloquer. C'était éblouissant.
D'une drôlerie sarcastique le plus souvent.
Dans
le disque de l'émission radiophonique que nous avons
édité, j'ai été très étonné de vous entendre dire que
Céline n'avait pas d'humour...
Ah
bon, j'ai dit ça ? Je ne m'en souviens pas. Il arrive
qu'on dise des bêtises (rires). J'ai toujours pensé au
contraire qu'il y avait une formidable drôlerie chez
Céline, peut-être pas de l'humour au sens impassible,
pince-sans-rire, au sens understatement comme
disent les Anglais (c'est peut-être cela que je voulais
souligner ?), mais au contraire un génie de la
caricature chez lui, de l'énormité, du grossissement de
toute chose pour en révéler les virtualités tragiques ou
comiques, c'est la même chose. Céline mettait en joie
ses auditeurs, ses proches.
Je
me souviens d'une émission de France-Culture où j'étais
invité de feu Roger Vrigny, qui animait une excellente
émission littéraire hebdomadaire. On parlait précisément
de la caricature célinienne. Je lui disais que les excès
de Céline désarment ou désavouent même parfois le
contenu insoutenable de certains développements des
pamphlets antisémites qu'il a écrits. Réprobation de
Vrigny, qui commence à lire un passage de Bagatelles
pour mieux s'en indigner, prouver qu'il n'y a pas là
matière à rire. Et il se met à pouffer à la quatrième
ligne ! Lui, Vrigny, l'homme de gauche, avec un grand
sens moral, un sens éthique de la littérature ! Il se
reprend : on n'a pas le droit de rire avec ces
choses-là, dit-il. Sans doute, en effet ! N'empêche
qu'il n'avait pas pu s'empêcher de s'esclaffer, tout en
étant légitimement horrifié de ce qu'il lisait.
Cela
rejoint un propos de Jean-Paul Louis, l'éditeur de
l'Année Céline, qui a écrit que : " même, au plus fort
de sa connerie, il [le] fait encore rire ".
Peut-on
rire de tout par ailleurs ? Ça,
c'est un vaste problème. Je crois pour ma part qu'on
peut - peut-être - rire de tout en effet. L'humour juif
si délectable est là qui nous le prouve. Mais rire en
compagnie de qui ? Tout est là.
Vous
êtes attiré par le sud, la Provence, l'Italie. Les
tropismes céliniens sont, eux, plutôt orientés vers le
nord. Vous vous situez donc à l'opposé de Céline ?
C'est
une question qu'on m'a souvent posée. Comment peut-on
aimer à la fois Stendhal, l'Italie, Rossini d'un côté et
Céline de l'autre ? Notez que celui-ci est aussi
ambivalent : dans son œuvre,
il y a la violence, la convulsion, la mort, mais aussi
la légèreté, la grâce, la danse, les chats, bref, les
éternelles contradictions céliniennes. Reste, c'est
vrai, l'aspect crépusculaire, la partie noire de Céline.
Mais peut-on vivre en permanence avec le cauchemar, la
mort comme unique horizon ? Céline est l'un des
révélateurs les plus terribles de la littérature
française du XXème siècle ? Evidemment ! En ce qui me
concerne, j'ai besoin de corriger cette vision. Contre
toute logique, j'ai besoin de croire ou de faire
semblant de croire qu'il y a aussi le soleil, la
lumière, le sud, que la recherche du bonheur n'est pas
toujours vaine. J'ai besoin, mettons, de l'idéale
frivolité rossinienne, qui est une forme de sagesse.
Autrefois,
j'adorais Wagner, j'allais en pèlerinage à Bayreuth avec
mon épouse, etc. Je ne renie rien de cette passion. En
vieillissant, je crois tout de même que je suis plus
heureux, ou plus sage, avec la musique de Rossini. Il y
a quelque chose de monstrueux, pour un wagnérien, à
aimer une musique aussi frivole sans doute, je le
reconnais, mais la musique de Rossini demeure pourtant à
mes yeux la plus intelligente des musiques frivoles, la
plus heureuse des musiques savantes, la plus profonde
des musiques superficielles. J'ai passé du coup des
années à m'intéresser à Rossini, je lui ai consacré
trois ouvrages, et j'étais au comble du bonheur en les
écrivant, pour reprendre une expression stendhalienne.
Voyez
Henri Godard qui a aussi consacré une partie de sa vie
ou de ses études à Giono, à l'auteur du Bonheur fou,
ce titre si peu célinien ! Je partage pleinement son
admiration. Giono et Céline sont à des années-lumière
l'un de l'autre, mais pourquoi ne pas aimer l'un et
l'autre ?
Heureusement
pour le romancier que vous êtes, le style de Céline n'a
pas eu sur votre travail d'écrivain une influence
directe.
Au
risque d'un paradoxe, je pense que les grands écrivains
n'ouvrent pas de portes mais qu'ils les ferment. Céline
a été au bout d'une certaine démarche littéraire.
Impossible de poursuivre son voyage ! Proust achève
aussi une certaine tradition analytique du roman
français. Céline a porté à son sommet d'incandescence un
style à la fois précieux et populaire. S'il faut
chercher une forme de postérité célinienne, elle est
ailleurs. Regardez les écrivains que l'on dit céliniens
! C'est accablant. Ce n'est rien. C'est consternant. Ces
écrivains hissent leur paresse grammaticale, leur
complaisance, leurs facilités, leur vulgarité au niveau
de ce qu'ils croient être un style. Les malheureux !
Joyce aussi ferme toutes les portes que l'on veut.
Finnegan's Wake est un livre illisible et
passionnant. Que faire après ?
J'ai
été très marqué par Céline. Sa vision pessimiste
m'habite. L'imiter serait toutefois grotesque. Rivaliser
avec lui serait vain, indécent. Jules Renard disait : "
Il y a les grands écrivains et les bons. Soyons les
bons. " C'est déjà très difficile d'être un bon
écrivain. Chacun connaît ses limites. J'essaie d'être un
bon. Voilà tout. Si, toutes choses égales bien entendu,
je devais me situer dans la mouvance, dans la lignée
d'un écrivain du XXème siècle que j'admire profondément,
ce serait Valery Larbaud. Un des rares auteurs qui
aimaient faire aimer la littérature, faire partager ses
enthousiasmes, ses découvertes, de James Joyce à Italo
Stevo ou à Ramon Gomez de la Serna, etc. Ses curiosités,
ses générosités étaient sans frontières. Critique de
littérature étrangère au Nouvel Obs, j'essaie
aussi, à ma mesure, de faire aimer des écrivains encore
inconnus. J'admire la curiosité encyclopédique de
Larbaud. Le goût, l'élégance, la mélancolie de l'auteur
de Fermina Marquez ou des Enfantines m'enchantent. J'éprouve une profonde admiration,
respectueuse et complice, pour Larbaud. Céline, c'est un
monument qu'on regarde de loin.
En
2001, vous avez été élu à l'Académie française au
fauteuil de Jacques Laurent. N'avez-vous pas pensé alors
qu'avec vous, c'est un peu ce grand maudit que fut
Céline qui entrait aussi à l'Académie, dans la mesure
où, si vous êtes connu comme romancier, vous l'êtes
aussi comme célinien ?
Céline,
entre nous, n'avait vraiment plus besoin de cette
reconnaissance ! Mais si on a élu un célinien pour
rendre aussi un hommage indirect à Céline (ce que je ne
crois pas), tant mieux !
Le
paradoxe étant que vous avez succédé à Jacques Laurent
qui, contrairement aux autres " hussards " (Nimier,
Déon, Blondin) n'aimait guère Céline...
C'est
vrai. En même temps, j'ai su, par des proches de Jacques
Laurent, qu'il avait tout de même lu ma biographie de
Céline qui ne lui avait pas déplu. Il avait été membre
du Prix des Quatre Jurys qui m'avait été décerné pour
mon premier roman. J'avais fait alors sa connaissance,
en janvier 1974. Ni lui ni a fortiori moi ne songions
alors le moins du monde à l'Académie française. Bref, il
y avait tout de même quelques complicités entre nous.
Et
ce fut une élection de justesse puisque vous avez été
élu au deuxième tour par 16 voix sur 30 votants, et dix
bulletins furent marqués d'une croix, ce qui signifie un
net refus...
N'en
soyez pas étonné ! Pratiquement toutes les élections se
jouent à une ou deux voix près. Quand un académicien ne
veut voir élu aucun des candidats qui se présentent, ce
jour-là, en l'occurrence Albert Memmi et moi en décembre
2001, il met un bulletin marqué d'une croix. C'est
l'usage. Sinon, son vote n'est pas comptabilisé. Il est
par ailleurs assez rare, dans l'histoire de l'Académie,
d'être élu la première fois que l'on se présente. J'ai
été en ce sens fort privilégié. Une fois que l'on est
élu, on est évidemment l'élu de tout le monde, et l'on
ne sait même jamais vraiment qui a voté pour vous ou
contre vous. C'est très bien ainsi.
En
fait, le premier signe objectif que m'ont adressé les
académiciens, c'est lorsqu'ils m'ont décerné le Grand
Prix du Roman en 1994 pour un roman dont les héros
étaient Stendhal et Rossini, La Comédie de Terracina.
Parmi la majorité d'académiciens qui m'avait distingué
figuraient, sans doute, les trois seuls écrivains avec
qui j'avais déjà des rapports personnels, amicaux, et
qui étaient précisément les amis de Jacques Laurent :
Michel Mohrt, Michel Déon et Félicien Marceau (élu lui
aussi à une voix près, si je me souviens bien !).
Par
la suite, j'ai eu le soutien d'Hélène Carrère d'Encausse
qui m'a encouragé à me présenter à l'Académie. Elle
avait été très touchée par mon livre L'Ami de mon
père. A une époque où tous les gens se croient tenus
de se comporter en juges, voire en procureurs, en
donneurs de leçons bien à l'abri dans le confort du
présent, veulent s'insurger contre le comportement des
individus de bonne foi, face à une histoire qu'ils n'ont
eux-mêmes pas vécue (ce qui, évidemment, ne dispense pas
d'un regard critique sur l'époque elle-même), Hélène
Carrère d'Encausse a apprécié le regard lucide et
affectueux que j'avais porté dans ce livre sur la
personne de mon père, journaliste au Petit Parisien
pendant la guerre et arrêté à la Libération, au moment
même de ma naissance. Ce fut aussi la réaction de
Maurice Druon qui fut également sensible à cet aspect du
livre. Ce qui me toucha beaucoup de sa part, car lui, le
co-auteur du Chant des partisans, fut, comme vous
le savez, d'un tout autre bord que celui de mon père.
Vous êtes célinien et vous êtes critique au Nouvel
Observateur. Cela vous a valu naturellement l'étiquette
de " célinien de gauche ". Qu'en pensez-vous ?
Je
déteste les étiquettes. Réduire Céline l'individualiste
à une étiquette politique, à un parti, est bien
hasardeux. Bien sûr, historiquement, dans son combat
antisémite, il a été proche d'une frange extrême de la
droite, " compagnon de route " des fascistes, pour
reprendre une terminologie chère aux communistes. Mais,
par ailleurs, les gens de droite les plus lucides ont
bien senti qu'il n'était pas des leurs. A gauche,
aujourd'hui, un journaliste comme Pierre Bénichou, qui
fut rédacteur en chef au Nouvel Obs, est mille
fois plus célinien que moi. Alors qu'un Mitterrand, lui,
qui avait une prédilection pour les écrivains de droite,
comme Chardonne, Laurent précisément ou Rebatet par
exemple, n'aimait pas Céline. Ces étiquettes, encore une
fois, ne veulent pas dire grand-chose.
Mais
j'évoquais plutôt une étiquette vous concernant.
Cette
étiquette ou plutôt ce clivage gauche-droite auquel vous
tenez tant me paraît pertinent pour définir un homme
politique, un parlementaire, une majorité et une
opposition gouvernementale, à la rigueur, pour qualifier
les prises de position successives (et qui peuvent être
contradictoires) d'un intellectuel engagé, comme on dit.
Mais pour un romancier ou un essayiste, pour une voix
qui se doit d'être singulière, de ne jamais se réduire à
celle d'un homme de parti ? Franchement, cela n'a pas
beaucoup de sens. Pour répondre toutefois à votre
question, sachez que je suis très heureux de collaborer,
depuis des années, dans la plus parfaite liberté
intellectuelle, aux pages culturelles du Nouvel
Observateur où je retrouve d'autres amis aux
sensibilités souvent fort diverses. Bien entendu, si les
engagements sociaux-démocrates du Nouvel Observateur,
pour parler vite, me faisaient horreur, je n'y
collaborerais pas. Si je n'éprouvais pas d'estime
intellectuelle pour des éditorialistes comme Jean Daniel
ou Jacques Julliard, qu'on ne saurait au demeurant
confondre, je n'y resterais pas davantage.
Le fait d'être célinien vous a-t-il valu des
inimitiés dans le monde journalistique ?
Certains
journalistes m'ont attaqué ou ont ironisé autrefois
parce que j'étais à la fois célinien et collaborateur du
Nouvel Obs. Il y aura toujours des fanatiques de
droite de Céline, qui le réduiront aux prises de
position politique qui les ravissent. Robert Faurisson
avait écrit quelque part que mon premier livre sur
Céline, c'était de la bouillie pour les chats dont ne
voudrait même pas Bébert ! A gauche, j'ai été attaqué
une fois par L'Humanité qui estimait qu'un de mes
livres sur Céline faisait la liaison avec les discours
fascistes d'avant-guerre. Tout simplement ! En revanche,
ma Vie de Céline fut dans l'ensemble bien
accueillie, puisqu'elle obtint le Goncourt de la
biographie, le prix Fémina-Vacaresco et le prix de la
Critique de l'Académie française.
Lorsque j'ai reçu cette bourse Goncourt pour la
biographie, j'ai été invité à déjeuner par les jurés qui
m'ont confié que j'avais obtenu le prix à l'unanimité.
J'avais à table en face de moi André Stil qui fut le
stalinien que vous savez et longtemps le directeur de L'Humanité. Devant ses louanges et sa reconnaissance
de Céline, je me suis permis de lui rappeler que les
communistes n'avaient pas toujours dit ça. Il m'a
répondu que ces attaques appartenaient au passé et qu'on
savait maintenant que Céline était le plus grand.
C'était rétrospectivement assez savoureux, lorsqu'on se
remémore les attaques dont Céline fut l'objet, même au
moment de son décès. Cela étant, j'imagine que chez
certains intellectuels, l'étiquette " célinien " demeure
assez douteuse. Tant pis pour eux...
Vous qui avez été longtemps critique de cinéma, que
pensez-vous des projets récurrents d'adapter Voyage
au bout de la nuit au cinéma ? Est-ce une fausse
bonne idée ?
Voyage
est un chef-d'œuvre absolu
de la littérature française, qui tient autant à son
style, à son regard, à sa construction qu'à sa propre
inventivité narrative. Si le film se base uniquement sur
celle-ci, cela donnera un scénario quelconque. En
revanche, si le cinéaste a un regard, un style et un ton
qui fassent écho à l'univers célinien... Mais
existe-t-il un tel cinéaste ? Je pense que le metteur en
scène, plutôt que de faire une réelle adaptation,
devrait plutôt s'inspirer, absorber la matière
célinienne pour faire une
œuvre
singulière.
Souvent
certains chefs-d'œuvre du
cinéma s'inspirent de très mauvais livres. Et il est
fréquent, à l'inverse, que des chefs-d'œuvre
donnent de mauvais films. L'exception qui confirme la
règle étant naturellement Le Guépard de Lampedusa
qui a donné le film sublime de Visconti. Il y a quelques
années, j'avais suggéré au cinéaste Andrzej Zulawski
d'écrire un film avec lui à partir de Nord. Il
adorait Céline. Sa propre carrière de metteur en scène
démarrait tout juste. Il me semblait que toute la partie
du roman qui se passe dans le château du Brandebourg
était très cinématographique. Il y avait une
dramatisation, une unité de lieu, un huis-clos, une
sorte de tragi-comédie avec ces vieux aristocrates
décavés, ces Français hagards...
Tout
cela aurait pu donner un bon film, mais le projet n'a
malheureusement pas abouti. Après sa lecture de ma Vie de Céline, Roger Planchon m'avait approché pour
faire un film sur Sigmaringen, trouvant le sujet
formidable. Le film aurait été inspiré par D'un
château l'autre naturellement, mais aussi par la
biographie et ce que fut le parcours de Céline dans ces
lieux.
Un
mot de conclusion ?
Quand
j'ai commencé à travailler sur Céline, je ne soupçonnais
pas à ce point l'importance de l'écrivain. Chaque fois
que je relis Céline, je suis émerveillé. Un exemple ?
Ayant eu à évoquer récemment la débâcle de 1940, j'ai lu
des reportages, des témoignages, des textes littéraires
pour me replonger dans cette ambiance. Dans le prologue
de Guignol's band, je tombe sur cette description
des foules de civils en fuite sur les routes, et des
blindés français rescapés refluant eux aussi vers le
sud, et dont la population s'écarte : " Orageante
ferraille à panique ", dit-il de ces chars d'assaut
en retraite.
Formidable
formule ! Trois mots ! Tout est dit ! C'est
shakespearien. La terreur, le vocifération, le ridicule.
Tout l'art d'un écrivain est d'avoir de tels bonheurs
d'expression. Le sens du raccourci. Des allitérations.
Des images. Bref, le génie.
(Propos recueillis par
Marc Laudelout et Arina Istratova, BC n° 273, mars 2006).
***
ENTRETIEN AVEC ANDRE WILLEMIN.
Lucette
Destouches a tracé un portrait peu flatteur d'André Willemin. Elle le décrit comme un " cynique ". Aucun cœur.
Il disséquait tout le monde. Il voyait le mal partout.
Il était froid comme un poisson, il faisait souffrir les
femmes, il écrasait les chiens. Un monstre, avec une
gueule de bouledogue, mais très intéressant, passionnant
même. "
(in Marc-Edouard Nabe, Lucette, Gallimard,
1995).
Serge Perrault, qui le présenta à Céline au cours de l'année
1952, se souvient : " Il fut très enthousiaste à l'idée
de rencontrer son illustre confrère, à Meudon. "
Qui était
André Willemin ? " Pendant ses études de
médecine à Paris, il fut journaliste à
L'intransigeant, le concurrent de Paris-Soir d'avant la guerre. Après guerre, il est médecin
généraliste avant de se spécialiser en électro-radiologie. Par la suite, il pratique
particulièrement la mammographie. Il acquit ainsi une
solide réputation, par sa compétence, sur la place de
Paris. Son cabinet était situé au 29, de la rue Barbey
de Jouy dans le VIIème. Co-auteur d'un remarquable
Atlas de mammographie avec le professeur François
Baclesse, de l'Institut Curie, grand ponte de la
cancérologie, très connu du monde médical.
Il y eut de nombreuses rencontres et entretiens à
Meudon. Willemin avait un humour sarcastique et beaucoup
d'à-propos. Il pouvait amuser et intéresser Céline. Cela
n'empêchait pas son confrère de déclarer à propos des
appétits excessifs, pressants de celui-ci pour les dames
: " Willemin !... Il se balade toujours avec sa queue
sous le bras. "
Plus sérieusement, il fut la première personne que
Lucette, en plein désarroi, appela au moment où Céline
était mourant. " C'est Willemin, alors en consultation,
qui me téléphona pour que je monte en vitesse près de
Lucette. Après la mort de Céline, il demeura un intime
de Lucette et un fidèle de la villa Maïtou.
C'était aussi un personnage fantasque, inattendu :
soudainement, sans explication, il déserta la maison de
Meudon. Jamais, là-haut, on ne le revit. Plus tard,
quelquefois, j'allais le voir dans son rez-de-chaussée
de la rue de Varenne. Bien entendu, je ne lui posais pas
de questions au sujet de la désertion. Je me serais fait
ramasser ; je connaissais le bonhomme... Il est mort à
Paris, un matin de décembre 1987, en essayant de sortir
de son lit, là, subitement. "
Ajoutons que c'est à André Willemin qu'on doit le masque
mortuaire de Céline (réalisé par Léon Berthault), ainsi
que l'empreinte de la main droite. En 1976, pour l'une
des rares émissions consacrées à Céline par la
télévision française, Claude-Jean Philippe réalisa cet
entretien, onze ans avant la disparition de ce témoin
des années de Meudon.
M.L.
"
Il tenait beaucoup à son titre. Il l'a dit d'ailleurs
dans son œuvre ; si on avait
voulu lui faire le plus grand mal, on lui aurait retiré
son diplôme, ce à quoi il tenait au-dessus de tout.
Vous savez que Mort à crédit a été écrit au cours
de l'année 1935, dans une chambre d'hôtel de
Saint-Germain, si j'ai bonne mémoire. Dans ce livre,
Céline devine la façon dont il mourra, c'est-à-dire il
se demande de quelle façon il va mourir, et il penche
pour la petite artère qui lâchera un beau jour et qui
provoquera une hémorragie cérébrale. Sur ce plan,
visionnaire comme il était, il ne s'est pas trompé.
Dans quelles circonstances avez-vous appris la
mort de Céline ?
Par
un coup de téléphone de sa femme qui m'a appelé le 1er
juillet 1961, vers cinq heures du soir à mon cabinet, en
me disant que Céline était au plus mal et que je vienne
dès que possible.
Pourquoi
Lucette Destouches ne vous a-t-elle pas appelé plus tôt
?
Parce
qu'il n'a pas voulu. Elle le lui a proposé : " On va
appeler Willemin ". Il lui a répondu : " Je ne
veux pas de piqûre, je veux crever tout seul. "
C'est pas que j'avais l'intention de lui faire des
piqûres. En somme, il pensait que l'affaire était
terminée et qu'il pouvait " poser sa chique ",
comme il disait.
C'était un homme extrêmement musclé, costaud, enthousiaste jusqu'à sa
blessure qui en a fait un infirme plus un migraineux
chronique. Il est devenu d'un pessimisme épouvantable,
noir. Il a vu le monde à travers un verre fumé.
Etait-il
conscient de ce verre fumé qu'il mettait entre lui et le
monde ?
Il
se faisait de l'humanité une idée pessimiste... Le
monde, pour lui, était fait d'alcooliques et de
ripailleurs - lui était le contraire de tout ça. Il ne
fumait pas, ne buvait pas. Il mangeait à peine, il
dormait quelques heures à coup de gardénal - de véronal,
à l'époque. Il se couchait très tôt, à sept heures et
demie, se réveillait à deux heures du matin, écrivait
péniblement à travers ses douleurs et ses migraines, de
trois à onze heures du matin.
Jusqu'au soir, il était incapable d'écrire parce qu'il était torturé par
les malaises, les maux de tête, de sorte qu'il restait
assis sur son banc au fond du jardin jusqu'au soir.
(...)
C'était un médecin extraordinaire dans le sens qu'il aimait le malade
pour lui-même et, comme il l'écrit dans son
œuvre, il aimait prendre le
malade par la main, le consoler. Il était plein de
compassion et de bonté. C'était le véritable médecin.
Il
y a très peu de médecins qui aiment réellement leurs
malades ?
Il
y en a encore beaucoup, surtout chez les jeunes. Mais
peut-être que ce goût de la médecine, ce dialogue se
perd un peu tout de même au profit de la réussite ou de
la vanité. C'est pas si facile de trouver un bon
médecin...
Le
Docteur Destouches était un vrai médecin ?
C'était
un vrai grand médecin, oui, réellement. (...) Il fallait
que l'homme fut vraiment à la dérive, dans la misère et
que lui puisse lui rendre service. Alors, il ne
ménageait ni sa fatigue ni son temps. Pendant qu'il a
été ici, à Meudon, il est descendu assez souvent dans le
Bas-Meudon en pleine nuit pour rassurer, consoler des
vieilles gens mourants - gratuitement, naturellement. Il
savait pas faire payer. Il n'en parlait pas...
Vous avez pour lui de l'affection ou de
l'admiration ?
J'avais
une grande affection et une grande admiration, d'autant
plus qu'il était persécuté à tous les échelons. Et puis,
je me disais que je ne rencontrerais plus d'homme de son
envergure après sa mort. Et, en effet, je n'ai pas
rencontré de génie pareil depuis qu'il est mort.
(Entretien réalisé par Claude-Jean Philippe, émission " Une légende,
une vie ", Antenne 2, 3 septembre 1976, dans BC n° 234,
septembre 2002)

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